Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 26.djvu/169

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Ah ! si j’avais pu être soldat, moi, reprit le tisserand bossu, j’aurais bien aimé à voyager… mais ils m’ont dit que je n’avais pas la taille… C’est égal, ces méchans gars-là nous causent bien de la misère… ; les gendarmes sont toujours à rôder par les champs. Il n’y a plus moyen de tirer un lièvre par-dessus les haies ; allez donc à cette heure tendre vos collets à perdrix !… avec ça qu’il est défendu d’acheter de la poudre et d’avoir un fusil…

— C’est vrai que le temps n’est pas bon pour les braconniers, répondit Gambille… Mais enfin, Jagut, il faut avoir pitié de ces pauvres gars-là qui courent comme des renards de terrier en terrier… Et puis il ne ferait pas bon les dénoncer…

— Ah bah ! j’ai peur d’eux comme de l’Eclairoux, dit le tisserand ; des poltrons qui aiment mieux périr de misère que d’être soldats. Vous verrez si je n’en fais pas prendre quelques-uns… Ah ! si j’avais eu la taille !… Bonsoir, père Gambille ; vous voilà devant votre porte, et la mienne est à deux pas…

Resté seul, le tisserand cherchait sa clé au fond de sa poche, lorsque deux mains vigoureuses se posèrent sur ses deux épaules. Il voulut pousser un cri ; mais un mouchoir jeté sur sa figure étouffa le son de sa voix. L’un des invisibles personnages qui le tenaient au collet lui dit tout bas à l’oreille : — Jagut, te voilà entre les mains de ces méchans gars que tu voudrais voir à cent lieues !… Marche, bossu, marche droit devant toi… Tu as les yeux bandés, mais nous te pousserons par les épaules. Viens, nous voulons te faire faire une promenade…

Le pauvre tisserand tremblait de tous ses membres. Il ne voyait rien ; ceux qui l’accompagnaient gardaient un silence absolu ; seulement le bruit de leurs pas faisait connaître qu’ils pouvaient être une vingtaine.

Après avoir marché deux longues heures, la troupe fit halte au milieu d’une lande. Là ordre fut donné au tisserand bossu de se mettre à genoux. Celui qui commandait la bande s’approcha de lui, et après avoir dit à ses hommes de former le cercle autour du prisonnier, il cria d’une voix brève et vibrante : — Jagut, à genoux !… Tu vas répéter tout ce que je te dirai, entends-tu ?… Voyons, écoute bien. Je suis un lâche. Et le bossu terrifié répéta : — Je suis un lâche. — Un traître, un dénonciateur, l’ennemi des pauvres jeunes gens qui refusent de servir le gouvernement d’aujourd’hui… Je leur en veux parce que je suis laid, difforme, désagréable aux belles filles du canton, qui me préfèrent les vagabonds, les réfractaires, les loyaux gars en guerre avec l’état. — Le bossu répéta mot à mot toutes les injures qui lui étaient adressées ; quand il eut fini, le chef des réfractaires lui dit encore : — Lève-toi maintenant, fais trente pas avant d’ôter le mouchoir qui te couvre les