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Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 26.djvu/746

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qui ne saurait créer un brin d’herbe ; seule, sans le secours de l’imagination, la volonté est réduite à l’impuissance. Elle peut, à force de ruse, surprendre les procédés du génie, mais jamais elle ne pourra créer la plus petite de ses œuvres. Or les livres de M. Feydeau, pour qui sait lire, portent les marques d’une volonté appliquée, soutenue, rusée, patiente, mais ne trahissant aucun signe de spontanéité et de naïveté. C’est à peine s’il a de loin en loin quelques-unes de ces expressions heureuses et de ces hasards de pensée qui abondent chez les natures originales, et qui sont comme la promesse que l’on peut attendre d’elles toutes les surprises, même la surprise d’un chef-d’œuvre. Fanny contient jusqu’à deux de ces rencontres heureuses d’expressions. Je n’en ai pas trouvé une seule dans Daniel, en revanche, il y a dans ce livre deux descriptions très habiles et très vraies, et çà et là quelques pages où certains mouvemens et certaines ardeurs de l’âme sont rendus avec force. L’âme n’y parle pas, mais elle s’y meut, y tressaille, y bondit, atteste son existence par des cris et des interjections, comme si son mutisme lui pesait et qu’elle luttât pour s’en délivrer. Voilà les rares indices de spontanéité que nous ayons surpris chez M. Feydeau ; mais tout ce qui le distingue, sa fatigante manie descriptive, sa crudité pittoresque, son amour des couleurs voyantes, son mauvais goût lui-même, tout cela est l’œuvre de la volonté. Il imite, combine, ajuste, et emploie le plus qu’il peut de procédés contraires. On voit qu’il a cherché avec patience à réduire en formules, pour son usage, les méthodes instinctives par lesquelles tel poète ou tel artiste obtient ses effets poétiques. Pour peu que vous y regardiez de près, vous apercevrez aisément dans ses livres les résultats de cette étude, car vous y trouverez les descriptions minutieuses de Balzac, les adjectifs de M. Théophile Gautier, les intonations éloquentes de George Sand, parfois les épithètes caressantes de M. Sainte-Beuve. Il y a même dans Daniel une certaine page qui, je le jurerais, a été écrite après une lecture attentive d’Edgar Poë, tant cette page m ! a rappelé le ton du romancier américain, notamment dans ces bizarreries sentimentales intitulées Morella et Ligéia. Si nous remarquons si aisément ces méthodes et ces formules, c’est qu’entre les mains de M. Feydeau elles ont perdu leur magie et leur puissance. D’instinctives qu’elles étaient, elles sont devenues artificielles. Le fouillis de Balzac est vivant, les descriptions de M. Feydeau sont inanimées ; les adjectifs de M. Théophile Gautier colorent et peignent, ceux de M. Feydeau sont peints. Le romancier ne parvient pas à créer la vie, mais seulement l’illusion de la vie.

Que M. Feydeau soit bien convaincu que la connaissance la plus parfaite des procédés littéraires est aussi impuissante à créer une œuvre remarquable que la connaissance des secrets de la vie est