Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 26.djvu/942

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Tantôt c’est un regard qui le trouble, tantôt c’est le démon de la taverne qui lui met le feu au cerveau ; jamais pourtant la mélancolie énervée, jamais non plus la fiévreuse débauche n’auront place dans ses vers. Bien qu’il sente avec une vivacité extrême, il se possède en homme. Ne le prenez pas au mot, quand il parle de son dégoût de la vie, de son désir de la mort ; ce cri subit que la passion lui arrache, un instant après il l’a déjà oublié. Dans une courte pièce intitulée le Premier Rôle, et qui rappelle les épigrammes de Gœthe, les quatrains d’Henri Heine, il disait à dix-neuf ans :


« Je devins comédien, et je jouai mon premier rôle ; dès mon entrée en scène, j’avais à rire aux éclats.

« J’ai essayé de rire cordialement sur la scène ; le destin, je le savais déjà, me réservait pour l’avenir assez d’occasions de pleurer. »


Sunt lacrymae rerum, il le sait dès le premier jour ; mais il sait aussi que la vie a ses joies et ses devoirs, il sait que la patrie est belle et que la liberté est sainte. Qu’il chante donc avec fougue tantôt la gaieté insouciante, tantôt l’amertume de ses premières amours ; un jour viendra, et ce jour n’est pas loin, où il exprimera plus vivement encore des sentimens plus purs, le bonheur du foyer, l’ivresse de la lune de miel et les transports du père devant le berceau de son enfant. Rapprochées des recueils qui vont se succéder si vite, les pièces ardentes du premier livre acquièrent un intérêt singulier. Un jour il s’écrie dans sa gaieté folle : « Il pleut, il pleut, il pleut des baisers ! Et au milieu de cette pluie, quels éclairs ! Ce sont tes yeux, ma bien-aimée, qui étincellent dans l’ombre. Pluie, éclairs, ce n’est pas tout ; voici l’orage qui éclate, voici le tonnerre qui gronde… Adieu, il faut se sauver, ma colombe, j’entends la voix de ton père. » Une autre fois il apostrophe son cheval : « Allons, laisse-toi seller, encore une course, je dois être ce soir auprès de mon amoureuse. J’ai le pied à l’étrier, et déjà mon âme a pris les devans. Vois cet oiseau sur nos têtes, il passe, il a passé… Comme il est loin déjà ! Lui aussi, il va là-bas, au loin, retrouver sa compagne. Vite, au galop, dépasse-le, mon cheval ; il n’aime pas sa bien-aimée plus que je n’aime la mienne. » Malgré le galop de son cheval, je crains que Petoefi ne soit arrivé trop tard, car je lis dans le même recueil :


« Dans le village, le long des rues, chants et violon m’accompagnent. D’une main j’agite ma bouteille pleine, et je danse comme un fou derrière le musicien.

« Joue-moi un air triste, bohémien, afin que je puisse pleurer toutes mes larmes, mais quand nous serons là-bas sous cette petite fenêtre, aussitôt entonne une chanson joyeuse.

« C’est là que demeure ma chère étoile, l’étoile qui brille de si loin à mes yeux ! Elle veut se tenir cachée pour moi, et c’est aux autres seulement qu’elle se montre.