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Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 30.djvu/954

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avait rêvée, s’avouer vaincue, et abandonner la place à une rivale jalouse. Si Annette se fût présentée devant elle en ce moment, il y aurait eu entre ces deux femmes une scène analogue à celle qui s’était passée dans la maisonnette du meneux de loups le jour où Pierre Gringot en avait si violemment ouvert la porte. Accablée de chagrin et de dépit, Jeanne sanglotait et ne répondait rien. Elle avait pu supporter de rudes privations, jour par jour, soutenue par l’espoir d’y mettre un terme à force décourage et de persévérance ; mais la perspective de la pauvreté irrémédiable et de la dépendance sans fin troublait son imagination. L’état de sa mère exigeait des soins désormais trop dispendieux ; elle comprenait que deux misères réunies sont inefficaces à se soulager, et pourtant elle frissonnait à la pensée que l’on dirait un jour, en parlant d’elle : « Jeanne, celle qui n’a pas pu mener son état, et dont la mère est allée mourir à l’hôpital ! »

Telles étaient les angoisses qui oppressaient Jeanne. Tandis que les gens du village l’accusaient de porter une toilette trop élégante, elle achevait tout simplement d’user les vêtemens que son travail lui avait permis d’acheter dans des jours meilleurs ; mais il ne lui restait plus de quoi les renouveler. D’ailleurs elle ne les portait que le dimanche, et peu d’instans encore. Après les offices, elle rentrait précipitamment chez elle et se cachait à tous les yeux, honteuse comme l’oiseau qui prévoit que l’époque de la mue est proche, et qu’il lui faudra quitter ses belles plumes du printemps, triste comme la fleur qui sent sa corolle d’azur menacée par le souffle glacé de l’automne.

Trop soumise aux volontés de sa mère pour oser les combattre, — on ne discute guère avec ses parens dans les campagnes, — Jeanne demeura longtemps encore assise auprès du lit de celle-ci. Quand la respiration calme et régulière de la vieille infirme l’eut convaincue qu’elle était endormie, la jeune fille à son tour voulût prendre du repos ; mais elle avait beau fermer les yeux, le sommeil fuyait ses paupières. À ses oreilles retentissaient encore les refrains joyeux des jeunes gens qui regagnaient les métairies lointaines après avoir passé la soirée dans les auberges du village. Peu à peu le silence se fit dans le bourg, Jeanne n’entendit plus que le cri de la fresaie voltigeant autour du clocher et les aboiemens des chiens à travers la campagne ; mais à la fin d’avril les nuits ne sont pas longues, et l’habitant des campagnes a l’habitude d’être matinal comme l’alouette. Jeanne se leva donc aux premières lueurs de l’aube, quoiqu’elle n’eût pas goûté une heure de repos. Quand l’Angelus sonna, elle était debout et à l’ouvrage, préparant le petit trousseau que sa mère devait emporter à l’hospice de Candé. Dans trois semaines ar-