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avec l’Amérique, est un plus terrible fléau que la pénurie du coton. Si une lutte fratricide doit armer l’une contre l’autre les deux grandes nations anglo-saxonnes, il répugne d’attribuer au coton le triste honneur d’avoir été la cause occulte de la rupture. Certes la rareté de la matière première peut rendre très grave la situation des filateurs anglais ; elle n’est pas de nature toutefois à paralyser leur initiative. Pour obtenir le produit qui est le pain quotidien de leur industrie, ils n’ont pas besoin de faire prêter à la confédération esclavagiste l’immense appui de la marine et des finances britanniques ; il leur suffit de s’adresser à tous les pays producteurs de coton, aux Antilles, à la Colombie, à l’Hindoustan, et, grâce à la hausse des prix, leur appel sera bientôt entendu. Après quelques mois d’une gêne courageusement supportée, les fabricans de Manchester pourraient, à l’aide des seuls moyens pacifiques, obtenir en abondance la matière première dont ils ont besoin et reprendre le cours de leurs prospérités, tandis que la guerre, si terrible déjà par ses sanglantes journées, peut avoir les effets les plus désastreux pour l’industrie, quand même elle lui fournirait à vil prix des millions de balles.


I

Jusqu’au moment où éclata la guerre qui désole aujourd’hui l’Amérique du Nord, les états à esclaves avaient participé à la prospérité presque fabuleuse des états libres. Leurs déserts se peuplaient rapidement, des centaines de bateaux à vapeur sillonnaient leurs fleuves, des chemins de fer pénétraient dans leur pays en tout sens, et l’abondance de leurs récoltes augmentait chaque année dans une proportion plus considérable que le nombre des travailleurs nègres. La culture du cotonnier surtout donnait des résultats merveilleux. Cette plante, qu’on avait inutilement propagée pendant plus du cent cinquante ans dans la Virginie et les Carolines, était devenue tout à coup, vers la fin du siècle dernier, l’un des principaux produits de l’agriculture américaine. Jusqu’en 1790, le coton n’avait pas même donné lieu à une exportation moyenne de 100 balles par an ; mais à partir de cette époque il était expédié en Angleterre d’abord par milliers, puis par centaines de milliers et par millions de balles[1]. La récolte de 1559, la plus forte qui ait jamais été obtenue, atteignit près de 5 millions de balles, représentant une valeur de 1 milliard 500 millions de francs.

  1. La balle de coton américain est aujourd’hui plus lourde qu’autrefois : elle pèse environ 200 kilogrammes.