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Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 37.djvu/299

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il a fait son temps. L’autocratie tsarienne est aujourd’hui en présence d’un esprit nouveau de réforme et de progrès.

L’empereur Alexandre n’est point heureusement de cette nature des grands despotes, c’est son honneur, et ce serait sa faiblesse de se servir d’un instrument usé et discrédité. Je lisais récemment dans une lettre venant de Russie : « Vous ne connaissez pas notre ville de Saint-Pétersbourg ; c’est une œuvre puissante et tout artificielle. Elle a été bâtie sur pilotis par Pierre le Grand au prix de milliers de vies enfouies dans ses fondations. Chose curieuse, elle laisse voir aujourd’hui des signes menaçans. Il arrive souvent que les pilotis s’effondrent ; le sol s’enfonce sur certains points. Toute la ville est coupée d’un grand nombre de canaux et de conduits souterrains. Or, par une négligence inconcevable, ces conduits et ces canaux n’ont pas été nettoyés depuis le règne de l’impératrice Anne, c’est-à-dire depuis plus d’un siècle, et il s’en échappe les plus dangereuses émanations, comme il est arrivé encore l’été dernier. Le gouvernement voudrait y remédier. Des ingénieurs ont été réunis en conseil ; ils ont émis l’avis qu’il fallait se mettre à l’œuvre tout de suite, et tout bas ils ajoutent que ces travaux rendront peut-être le séjour de Pétersbourg complètement impossible, parce que l’atmosphère en sera totalement corrompue… » N’y a-t-il pas quelque chose de semblable dans cette société russe, œuvre de Pierre le Grand, créée par un artifice gigantesque d’omnipotence, comme la ville même qui en est la plus frappante image, et intérieurement minée à la longue au point d’appeler un remède aussi prompt qu’énergique ? La grandeur de la Russie n’est point en péril sans doute ; elle peut sortir au contraire de cette crise dans des conditions propres à la rendre plus redoutable pour l’Europe. Ce n’est pas non plus la dynastie qui est menacée, comme essaient de le faire croire à l’empereur Alexandre II les fauteurs d’une réaction outrée ; elle peut au contraire s’affermir pour longtemps en se liant par une politique libérale aux destinées nouvelles de la Russie. Ce qui est réellement menacé, c’est tout un système d’administration et de politique qui enlace l’empereur lui-même et compromet son pouvoir au service d’une hiérarchie de despotismes obscurs dont il n’est que le premier esclave. L’empereur Alexandre II a donné un grand exemple par l’émancipation des paysans et par quelques actes qui étaient au commencement de son règne les gages d’un esprit bienveillant et éclairé. Sa garantie et sa force sont aujourd’hui dans une politique résolue à faire justice partout où il y a des justices à faire dans son empire, et à répondre par une large et ferme sympathie à tous ces appels confus d’une nation qui s’agite sous l’influence d’une idée de rajeunissement et de progrès.


CHARLES DE MAZADE.