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Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 38.djvu/1011

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cependant par de redoutables appétits. Grâce à lui, ce chef-d’œuvre du Napolitain semblait faire sa première apparition et n’avoir supporté encore aucun assaut. On était arrivé à l’instant solennel où cette tour si miraculeusement reconstruite allait s’effondrer de nouveau. Toutes les assiettes étaient tendues vers un même but, et les regards, pleins d’une anxiété gastronomique, étaient dirigés du même côté que les assiettes. Le zéphyr souleva lentement le couvercle du pâté; puis il en tira, pendue cette fois à l’extrémité de sa fourchette, une des têtes coupées par les spahis. Laërte et Serpier arrivèrent à temps pour contempler ce spectacle.

Cette table si riante à l’instant où elle avait reçu ses premiers convives avait pris cet aspect toujours un peu sinistre des tables qui ont supporté de longs repas. Les branches du candélabre, au lieu de ces bougies droites et pures qui élevaient dans l’air des flammes modestes, contenaient des luminaires maculés, répandant des clartés agonisantes. Les bouteilles, qui ont, comme les bourses, le privilège de loger le diable quand elles sont vides, avaient cette sombre apparence qui convient à des gîtes infernaux. Autour de cette table dépouillée dans la dernière heure du repas éclatait une gaîté plus formidable que la tristesse de ces débris. Toute une réunion d’hommes debout, tenant à l’extrémité de leurs bras nus des assiettes vides, riaient au nez de la tête décollée que leur montrait le président du banquet. Malgré son amour pour toutes les scènes singulières et violentes, pour ces coups de pinceau à la Zurbaran et à l’Espagnolet qu’il cherchait dans tous les tableaux de ce monde, Zabori ne put comprimer un mouvement de pénible surprise.

— Mon ami, lui dit doucement Serpier, qui comprit sa pensée, ne vous prenez pas d’une horreur injuste pour ces braves gens malgré ce qu’il y a de peu délicat dans leurs plaisanteries. Ceux qui veulent prendre part à toutes les figures de cette danse macabre que conduit la guerre doivent se mettre en garde contre les vertiges de leur raison, car ces vertiges les empêcheraient de comprendre le sens caché sous des images qui leur inspireraient ou de coupables épouvantes ou de puérils dégoûts. En définitive, ces pauvres diables que vous avez été tenté de blâmer ne commettent point un acte cruel envers l’être tombé dans l’éternité qui figure à leur repas par un lambeau inerte de sa chair. En riant ainsi sans colère, sans haine et sans peur à la face de cette tête coupée, ils font à leur insu un acte fervent de foi guerrière. Ils bafouent la mort dans ce que Dieu lui-même livre à la risée des braves, — dans l’épouvantement de ses apparences.


PAUL DE MOLENES.