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Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 38.djvu/140

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et le laissa dans les bâtimens de l’abbaye pendant qu’il continuait sa route. Qui ne devine la suite ? Le jeune homme fit d’affreux ravages dans le cœur des nonnes et surtout dans celui de l’abbesse. Il s’ensuivit des conséquences qui excitèrent un grand scandale. Le comte Godwin avertit le roi de l’indignité de ces religieuses. Le roi ordonna une enquête, et comme les preuves qui attestaient la faiblesse de ces pauvres filles n’étaient pas un instant douteuses, il saisit leurs biens, qu’il donna au comte Godwin. Sa femme Gueda refusa, par un scrupule de conscience, de vivre dans le manoir et de goûter les fruits de cette terre qu’elle considérait, et avec raison, comme injustement acquise. Le comte lui-même, ajoute le chroniqueur, ne prospéra pas longtemps dans l’iniquité. Une île alors très fertile, et qui faisait partie de ses immenses domaines, fut irrévocablement engloutie par la mer ; ce qui en reste porte encore aujourd’hui le nom des sables de Godwin. Enfin le comte et toute sa famille ne tardèrent point à être chassés du royaume. Cette légende n’intimida pourtant guère les lords de Berkeley ; elle n’empêcha point plus tard l’un d’eux, nommé Maurice, et qui vivait du temps de Henri II, d’empiéter sur les terres du cimetière pour arrondir son château, et cela au mépris des censures ecclésiastiques. Au reste, ce n’était point l’histoire ancienne de la noblesse anglo-normande que je venais demander au château de Berkeley, c’était la manière dont la vie peut s’assortir, dans ces de meures baroniales, à la société moderne, tout en conservant jusqu’à un certain point les mœurs, les goûts et les amusemens du passé.

Un moraliste anglais a écrit qu’on pouvait classer les hommes par le caractère des habitations, comme on classe les mollusques par la forme de leur coquille. Sans pousser si loin l’analogie, ne peut-on pas dire que ces sombres demeures du moyen âge doivent très certainement imprimer sur les familles qui les habitent de génération en génération des habitudes et des inclinations particulières ? Au moment où je fus introduit, après avoir traversé les deux cours, dans l’intérieur des bâtimens, les maîtres du château venaient de déjeuner. Je signale cette circonstance, parce que la table ronde autour de laquelle leur place était encore marquée par des fauteuils produisait un effet misérable dans une vaste salle à manger (dining hall) qui aurait pu aisément contenir plus de deux cents convives. J’en conclus tout d’abord que la vie domestique devait être après tout assez incommode dans ces princières habitations, écrasée qu’elle est par la grandeur et la solennité d’une architecture qui appartient à une autre époque et à une autre manière d’être. Cette salle à manger est en effet monumentale, et annonce