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Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 38.djvu/18

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uns avec les autres. Quelle heureuse vie, si le souvenir de La Florade ne m’en eût fait redouter la durée !

Je croyais un peu rêver en dînant avec la marquise et le baron, dans une salle chaude et bien éclairée, au sortir de ce triste gîte de Turris, où j’avais fait de si durs retours sur moi-même ; mais je m’étais préparé au péril, et je ne pouvais plus oublier qu’il fallait fuir. Ni la marquise ni le baron n’étaient préparés à ma résolution, et j’étais en tiers dans tous leurs projets de doux voisinage et de promenades. Je ne crus pas devoir les détromper encore. Je comptais inventer une lettre de mes parens et partir sans annoncer que je ne reviendrais pas.

La marquise remarqua aussi que j’avais l’air souffrant : elle m’interrogea plusieurs fois avec intérêt, et il me sembla qu’elle aussi était changée. Sa figure et ses manières n’étaient plus aussi confiantes, ou bien quelque chose avait altéré son calme élyséen. Il n’y paraissait pas avec le baron, pour qui elle était d’une touchante coquetterie de cœur ; mais avec moi elle n’était plus la même. Plus affectueuse peut-être, elle me semblait avoir moins d’abandon. Il y avait comme un secret entre elle et moi. Il me vint des frissons en dînant, et après le dîner je sentis un grand mal de tête ; cependant je n’en parlai pas. Je voulus attendre le moment où elle se retirerait, afin de la reconduire, de tenir le parapluie, s’il pleuvait encore, ou de porter Paul, si les bras manquaient. J’étais complètement détaché de toute espérance et me croyais débarrassé de tout vain désir ; mais je sentais bien que je l’aimais toujours autant, cette femme parfaite, et que lui épargner une souffrance, une inquiétude, une fatigue quelconque, serait toujours un besoin et une satisfaction pour mon âme.

Quand je l’eus ramenée chez elle et que j’eus confié le baron aux soins de Gaspard, son fidèle valet de chambre, je m’aperçus de la fièvre qui faisait claquer mes dents, et je tombai sur mon lit comme une pierre tombe de la falaise dans la mer. Je fus malade. J’avais pris une fluxion de poitrine au Coudon ou à Turris. Je ne pus recouvrer mes esprits qu’au bout de huit jours, et je me sentis alors trop faible pour sortir de mon lit ; mais je me vis admirablement soigné : le baron ne me quittait presque pas ; la marquise et Pasquali venaient tous les jours et restaient plusieurs heures. La Florade venait aussi souvent que le lui permettait son service. Un excellent médecin, le docteur A… de Toulon, m’avait traité parfaitement. M. Aubanel, sa femme et sa belle-sœur, deux femmes charmantes et pleines de bonté, s’étaient aussi intéressés à moi. Les serviteurs étaient bons et dévoués. Le vieux Gaspard, qui m’aimait comme un fils pour avoir sauvé son maître, pleurait de joie