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Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 38.djvu/193

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six mille lieues à toute vapeur

bris forment quelques îlots que le courant a refoulés non loin de la rive, et l’Anglais les a fait relier ensemble par de petits ponts. Ces amas de souches, de détritus et de cailloux arrêtés dans les remous, où quelques arbres ont pris racine, où quelques plantes sauvages poussent et fleurissent, ne sont pas rassurans. Ils tremblent sous vos pas ; on entend l’eau passer sous le sol, on soulève un tronc d’arbre, et on la voit courir avec rapidité vers las chutes. Un beau jour jardins, ponts, arbres, statues, berceaux et allées sablées fuiront tous à la fois dans le gouffre qui les appelle.

En redescendant la rive canadienne, nous suivons le cours du fleuve, encaissé entre ses deux hautes falaises jusqu’à Lewiston. Ici la muraille cesse, et le Niagara se déroule en plaine. C’est là que jadis étaient les chutes, qui, à force de ronger la roche friable, ont reculé de quatre lieues. On revient par un pont en fil de fer, mince comme un cheveu, jeté hardiment d’un bord à l’autre à une élévation étourdissante au-dessus du fleuve, qui en cet endroit forme des remous et des tourbillons infranchissables. Le village de Niagara se compose de trois hôtels et de quelques boutiques ; on y est bien logé.

9 septembre. — Depuis que je traverse les grandes forêts des États-Unis, je n’avais pas encore eu l’occasion de voir de si près les vrais, gros et grands arbres. Je suis parti de bonne heure avec l’intention de dessiner les chutes ; mais à quoi bon ? N’ont-elles pas été reproduites cent fois sans que rien ait pu en donner l’idée vraie ? Je me rejette donc sur la forêt, moins connue. Je marche à l’aventure, je traverse des prés enclos de palissades, un chemin de fer, des champs en chaume. Les belles fleurs sont déjà passées. Encore quelques pieds de camomille jaune, l’anthémius tinctoria, je crois, des lychnis roses, des mille-feuilles, des asclépias, des buissons de spirée hypericifolia, des sauges écarlates. Je marche depuis une heure et demie, me dirigeant toujours sur la forêt, qui semble fuir à mesure que j’avance. Je fais un croquis au bord d’un ruisseau rempli d’iris, de joncs, de roseaux et d’épilobes. Des oiseaux volent et babillent, des grenouilles vertes, marbrées comme des tigres, sautent dans le marécage, un gros serpent rougeâtre se sauve dans les broussailles. Encore des serpens ! Cette fois-ci je me révolte contre ma poltronnerie. J’achève mon dessin tout en colère, et je me mets à la recherche, non pas des petits serpentins, mais des vrais crotales qui ne sont pas rares ici. Je ne passe pas à côté d’une souche ou d’une pierre sans la soulever, et Dieu sait s’il y en a ! Voici enfin, surpris dans sa retraite, un reptile qui se déroule, se dresse, la tête en arrière et tire en sifflant une langue noire et fourchue ; mais, avant qu’il ait eu le temps de se détendre comme un ressort, j’en