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Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 38.djvu/201

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six mille lieues à toute vapeur

tous ces innocens de la forêt, depuis le daim jusqu’à la fourmi, avaient-ils donc été créés pour rien ? Se reproduisaient-ils avec un si admirable équilibre de générations depuis les premiers âges de la vie organique pour disparaître en un seul jour ?

Ce sol ravagé est généralement dans un état provisoire entre la décomposition de l’ancienne végétation et la production de la nouvelle. C’est un marécage, un fouillis, une croûte de roseaux et de bois pourri, un détritus qui se forme, une terre qui saigne et fume par tous ses pores en attendant qu’elle sorte de cette agonie par un effort généreux. Les mélèzes, les pins et les différentes espèces de chênes dominent dans ces régions froides ; mais l’arbre le plus intéressant du pays, c’est l’érable à sucre (acer saccharinum). Le sucre que l’on en tire est brun, très mêlé d’acide ; mais on le raffine dans le Haut-Canada, et on le vend à moitié prix du sucre de canne. On l’extrait au premier printemps et par les temps froids de préférence, alors que la sève monte, en faisant au flanc de l’arbre une légère incision ou seulement un trou de vrille. Un petit morceau de bois, fiché comme une cannelle, sert de gouttière au liquide, que l’on reçoit dans des vases. Cette sève renferme un trentième de matière sucrée. L’opération ne fait, dit-on, aucun tort à la plante, qui est belle, très élevée et fournie d’un solide feuillage largement dentelé.

Vers le soir, on retrouve et on traverse le Saint-Laurent en steamboat. Les feux de la ville scintillent au pied de la montagne, couverte de constructions et de forteresses.

Je ne sais pourquoi Québec m’a rappelé Angoulême : la ville haute en escaliers, rues tortueuses, vieilles maisons, aux flancs du rocher ; dans la ville basse, les nouvelles fortunes, le commerce, les ouvriers ; — dans l’une et dans l’autre, beaucoup de boutiques et de mouvement. Avant de te promener avec moi dans la ville et les environs, je dois te résumer la situation actuelle du pays. Tu sais les grandes luttes de la population contre les Anglais à propos de la division et de la réunion alternatives du Haut-Canada, Anglais de race, et du Bas-Canada, Français d’origine. L’Angleterre aurait voulu naturellement, sous prétexte de fusion, donner la suprématie à sa nationalité. Les Canadiens français se sont battus bravement en 1839 pour secouer le joug. On les a défaits, mais non vaincus moralement, car la nouvelle constitution fonctionne sous la pression d’une majorité toute franco-canadienne, à laquelle même s’est réunie sagement une minorité anglo-canadienne modérée. C’est donc un sentiment de nationalité pour ainsi dire localisé qui domine les esprits ; un grand attachement pour la vieille France, la mère-patrie, mais aucun désir, je crois, de se ranger à ses institutions actuelles ; nulle envie non plus de se laisser gagner par la propagande égoïste des