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Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 38.djvu/207

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six mille lieues à toute vapeur

bien rasée partout ; habit noir coupé à la Louis XV, culotte courte et bas de soie, une petite bourse en soie noire cousue au collet de son habit, cheveux bruns relevés sur le front et bouffans sur les oreilles, rappelant les ailes de pigeon. Ce gracieux personnage me faisait l’effet de l’homme de lettres du siècle dernier en belle tenue sévère et modeste. Sa physionomie est enjouée et maligne. Il a toujours le mot pour rire, il effleure délicatement la gaudriole, il est galant avec les femmes, il chante de vieux flonflons tendres :

Il y a longtemps que je t’aime.
Jamais je ne t’oublierai…
Chante, rossignol, chante, etc.

Imagine-toi le refrain de ces douces paroles répété à l’unisson avec l’accent anglais des officiers de rifflemen, et tu auras l’idée d’une scène étrange, mais nullement ridicule, car il y avait là une vraie bonhomie, beaucoup de cordialité, et le charme d’une vision rétrospective dans l’aimable monde du temps passé.

Il ne faudrait pourtant pas prendre ces militaires pour des bergers en biscuit de Sèvres. Quand on les voit galoper sur leurs grands chevaux de forte race, ou manœuvrant leurs canons Armstrong et présentant fièrement au soleil d’une revue leurs figures martiales et leurs beaux uniformes rouges ou noirs, il n’y a pas moyen de s’y méprendre.

Nous quittons Québec le 16, à cinq heures de l’après-midi, au bruit tonnant de tous les canons de la citadelle, escortés jusqu’à la gare par le général et son état-major et par la population qui crie vive la France ! avec une ardeur fanatique. Nulle part nous n’avons été si chaudement reçus. Ce n’était pas de la curiosité comme aux États-Unis, c’était vraiment du patriotisme.

Propos recueillis parmi les habitans[1] par le voyageur non officiel et satisfait de flâner un peu.

« Dis donc, les Anglais, ils font feu des quatre pieds pour le prince français !

— Tiens ! je crois bien ! Ils font contre fortune bon cœur ; mais, il n’y a pas à dire, il faut le recevoir comme ça, ou avoir la guerre avec la France.

— Bah ! Qu’est-ce que vous dites donc là, vous autres ? Tout le monde est content de voir des Français. Si c’étaient des Américains, je ne dis pas !

  1. Il n’y a ici ni bourgeois, ni paysans, ni seigneurs. Tout le monde s’appelle monsieur, et tout le monde est habitant, tel est le mot consacré.