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Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 38.djvu/22

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dont j’étais séparé depuis deux ans, et pour entrer dans l’humble carrière à laquelle je me destinais. Je voyais le baron parfaitement guéri, et même beaucoup plus fort que moi pour le moment. Je lui parlai de mon prochain départ.

— Ton prochain départ n’aura pas lieu avant un mois, répondit-il. S’il fait froid ici en avril, c’est bien pis en Auvergne. Tes parens, qui ont su ta maladie en même temps que ta guérison, m’écrivent de te garder le plus possible. Ils sont encore en pleine neige, mais ils se portent bien ; ils n’ont plus de sujet d’inquiétude : l’héritage de Roque, que tu as liquidé, leur permet d’attendre les fruits de ton travail et ton entier rétablissement.

Je dus me soumettre, et l’apaisement du mistral me permit enfin de sortir. Il me tardait de reprendre mes forces et de ne plus retenir le baron, qui s’obstinait à ne pas me laisser seul. Je montai lentement la petite colline, appuyé sur le noble vieillard que tant de fois j’avais soutenu et porté dans mes bras, et je revis Mme d’Elmeval dans sa bastide de Tamaris. Je la voyais mieux là que partout ailleurs. Quelque naturelle qu’elle soit, une femme d’un caractère sérieux est toujours plus elle-même quand elle est chez elle, au milieu de ses occupations intimes. Il me sembla que je la retrouvais après une séparation, et qu’elle reprenait avec moi tout l’abandon de ses manières, toute la confiance de son cœur. Je ne me permis aucune question sur ce qui s’était passé au sujet de Mlle Roque, Je la vis très calme et très heureuse auprès de la marquise. J’appris qu’on allait démolir la bastide Roque, racheter la part de terrain que j’avais vendue, et chercher sur cet emplacement un site agréable pour bâtir une nouvelle habitation. Le baron et la marquise se cotisaient à l’insu de Nama, et sans souffrir qu’elle vendît un seul de ses étranges et précieux joyaux, pour lui créer une retraite saine et riante dans sa propriété reconstituée.

— Je ne suis pas étonné de ce que vous faites là, dis-je à Mme d’Elmeval ; ce que j’admire, c’est la délicatesse que vous mettez à tromper cette pauvre ignorante sur ses véritables ressources, pour ne pas l’humilier.

— J’aime à croire, répondit-elle, que Nama ne serait pas humiliée d’être aimée. Elle est si près des idées de l’âge d’or que je n’agis pas avec elle comme avec une autre ; mais elle pleurerait peut-être sa vieille bastide, et nous ne voulons pas la consulter. Nous n’avons pas pu lui persuader que M. Roque n’était pas son père, et même nous n’avons guère insisté là-dessus en voyant qu’elle faisait tout à fait fausse route et supposait La Florade fils de M. Roque. Comment cela s’arrange dans sa cervelle, nous l’ignorons et nous ne voulons pas trop le savoir, dans la crainte de l’éclairer,… car au fond M. La Florade s’est moqué de nous, n’est-ce pas ?