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Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 38.djvu/288

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— Ah ! mon ami, vous me l’avez donné à entendre.

— Jamais. Je t’ai interrogé pour savoir ce que ce pouvait être qu’un homme si hardi. Ce pouvait être un très grand cœur ou un très mince paltoquet, et ce n’est ni l’un ni l’autre. C’est un enfant terrible. Tu crois la marquise moins pénétrante et moins sévère que moi ? Pourquoi cela ?

— Parce que, le jour où la Zinovèse est venue la voir, elle a pleuré, beaucoup pleuré, je vous jure ! Elle voulait le fuir, et son cœur se brisait.

— Pauvre femme ! dit le baron en riant ; c’est vrai qu’elle a pleuré, et encore le soir en tête-à-tête avec moi. Et sais-tu ce que je lui ai dit pour tarir ses larmes ? devine !

— Vous lui avez donné la force de se détacher de lui ?

— De lui ? qui ? De celui qu’elle aimait ? Ma foi non ! Je lui ai dit : Ma chère Yvonne, vous quitterez, si bon vous semble, ce pittoresque pays, qui menace de devenir tragique ; mais nous vous suivrons, lui et moi. Celui que vous aimez n’aura rien de mieux à faire que de vous consacrer sa vie, et moi j’aurai à prendre ma part de votre bonheur en le contemplant comme mon ouvrage,… car c’est moi qui, de longue main, avais rêvé et peut-être un peu amené tout cela. Vous étiez mes meilleurs amis, mes enfans adoptifs et mes futurs héritiers ; pourquoi séparer les deux seules destinées que j’aie pu juger dignes l’une de l’autre ? Je vous ai dit que le jour où vous rencontreriez l’homme de bien et l’homme de cœur réunis, comme vous risquiez fort de ne pas en rencontrer un autre de si tôt, vu qu’il y en a peu, il fallait sans hésiter, et sans regarder à droite ni à gauche, l’arrêter au passage et lui dire : À moi ton cœur et ton bras ! Cet homme-là, vous le tenez, ma chère Yvonne ; il vous adore, et s’imagine avoir si bien gardé son secret que personne ne s’en doute. Et il se trouve que vous gardez si bien le vôtre qu’il ne s’en doute pas non plus. Je suis content de vous voir ainsi comme frappés de respect à la vue l’un de l’autre ; mais vous commencez à souffrir, et je me charge de lui. Il saura demain… Voyons, ne t’agite pas ainsi, ne saute pas par les fenêtres, écoute-moi jusqu’au bout ! Je devais te parler le lendemain ; les tragédies prévues se sont précipitées en prenant un cours imprévu. La marquise, par une superstition bien concevable, n’a pas voulu qu’il fût question d’avenir sous de si tristes auspices, et moi, par vanité paternelle, par orgueil de mon choix, je n’étais pas fâché de lui laisser voir que tu étais capable de la servir sans espoir et de l’aimer sans égoïsme. Tu as souffert beaucoup dans ces derniers temps, je le sais ; mais j’avais du courage pour toi en songeant aux joies qui t’attendaient. Tu es tranquille sur ton malade, et moi aussi, je suis sûr de sa gué-