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Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 38.djvu/431

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rendre meilleur, à surmonter ses passions, à éclairer un esprit révolté dès sa première jeunesse contre le joug de l’autorité, je ne refuserai pas ce caractère ; mais de tous les effets de la philosophie, celui que j’ambitionnerais le plus, ce serait la tranquillité d’un Socrate vis-à-vis d’un Aristophane bu d’un Anytus. Vous ignorez apparemment que je suis un cultivateur et que je me plais à lutter contre les mauvaises qualités du terroir : j’éprouve tous les jours qu’elles résistent à l’industrie de l’homme, mais qu’elles cèdent à la fin ; ce sont là les victoires innocentes que j’aime à remporter. Un marais desséché sur lequel je ferais une récolte, une colline couverte d’épines qui rendrait de l’esparcette par mes soins, voilà les conquêtes que j’aime à faire, et je suis assez simple pour sentir redoubler ma satisfaction par cela même qu’elle dépend de moi. »

Si le poète des Alpes était la gloire de Berne, Genève pouvait. s’enorgueillir de posséder Abauzit. Ces deux hommes, si différens par les dons de l’esprit, se ressemblaient par la vertu pratique. Même enthousiasme du vrai, même piété envers la Providence, même respect de la dignité humaine, même savoir universel et même humilité ; seulement Haller était poète, et, soutenu par l’inspiration, il n’avait pas craint de se mêler aux hommes, d’enseigner, d’agir, toujours prêt à monter en chaire ou à prendre la plume. Abauzit, ami de la solitude, avait refusé une place de professeur à Genève et s’était contenté d’un emploi de bibliothécaire qui ne gênait point son indépendance. Personne ne songea moins à la gloire : il ne demandait que la vie cachée en Dieu, c’est-à-dire la méditation du monde et de ses mystères. On connaît l’étonnante apostrophe que Rousseau lui adresse dans une page de la Nouvelle Héloïse : « Non, le siècle de la philosophie ne passera point sans avoir produit un vrai philosophe. J’en connais un, un seul, j’en convient, mais c’est beaucoup, et pour comble de bonheur, c’est dans mon pays qu’il existe. L’oserai-je nommer ici, lui dont la véritable gloire est d’avoir su rester peu connu ? Savant et modeste Abauzit, que votre sublime simplicité pardonne à mon cœur un zèle qui n’a point votre nom pour objet !… » Il y a plus de tact et de vérité dans le jugement qu’un historien de l’époque a porté sur le doux solitaire. Au lieu de glorifier si bruyamment la modestie d’Abauzit, Jean Senebier lui reproche d’avoir trop vécu pour lui-même, et sans en faire le type unique du philosophe il ne dissimule pas que ce fut un chrétien : « On peut dire qu’Abauzit manqua à son siècle et aux hommes en leur refusant les instructions qu’il pouvait leur donner. Il est vrai qu’il instruisit ceux qui avaient le bonheur de le voir, mais c’était encore en paraissant attendre d’eux la science qu’il leur communiquait. Il fut religieux par principe et chrétien