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Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 38.djvu/436

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je place au premier rang parmi eux ce jeune pasteur qui arrache tant de fois à l’âme ulcérée de Jean-Jacques cette exclamation si tendre : « O cher Moultou ! »

Paul Moultou, l’ami de Rousseau, était né à Montpellier vers 1725. Il descendait, s’il faut en croire une tradition un peu vague, d’un gentilhomme protestant (Du Gay, ou Du Guet) qui se trouvait auprès de Coligny dans l’horrible nuit du 24 août 1572, et qui, ayant échappé au massacre, changea de nom et alla s’établir dans le midi de la France. Quoi qu’il en soit, les Moultou habitaient Montpellier depuis plus d’un siècle, lorsque l’un d’eux, fuyant les persécutions, trouva un refuge à Genève. Il emmenait avec lui un fils, tout jeune encore, qui fit ses études dans sa nouvelle patrie et se prépara au ministère évangélique. C’était un esprit vif et sérieux, ardent et réfléchi, qui montrait bien sa double origine, unissant la verve, la promptitude et même la gaîté languedocienne à la solidité genevoise. Tous les témoignages sont d’accord sur ce point, et c’est ainsi que nous le montrent ses lettres intimes, dont une partie est sous nos yeux. Rien ne signala sa première jeunesse, toute consacrée à l’étude, aux lettres, aux devoirs de la famille, car il avait épousé à Genève la fille d’un réfugié français, Mlle Marianne Fusier-Cayla, et cinq enfans avaient béni leur union. Sans son amitié avec Rousseau, Paul Moultou n’aurait point de place dans l’histoire ; aussi est-ce seulement à l’arrivée de Rousseau qu’on voit paraître Moultou, enthousiaste et charitable, actif et généreux, tendrement alarmé pour l’auteur du Vicaire Savoyard, toujours prêt à intervenir avec une délicatesse infinie dans la guerre suscitée par le seigneur de Ferney, allant de Rousseau à Voltaire, de Voltaire à Rousseau, essayant de calmer par les plus douces paroles l’humeur effarouchée du tribun spiritualiste, s’efforçant d’utiliser pour une œuvre bienfaisante la plume de l’audacieux poète, pratiquant enfin cette charité chrétienne que le second réformateur de Genève, on l’a vu tout à l’heure, avait si franchement enseignée dès les premiers jours du XVIIIe siècle.

Nous n’avons pas à raconter ici la guerre qui agita la société genevoise, et à laquelle Rousseau et Voltaire furent mêlés si diversement pendant une douzaine d’années. La plupart des faits sont bien connus ; on sait le premier signal, je veux dire l’article Genève, rédigé par d’Alembert après une visite aux Délices et publié dans l’Encyclopédie (1758) ; on sait quel scandale produisirent et les perfides éloges donnés aux pasteurs genevois et les exhortations au changement des mœurs nationales ; on sait aussi l’indignation de Rousseau, sa véhémente réponse à d’Alembert, sa protestation contre l’idée d’établir un théâtre à Genève, ses déclamations si nouvelles, si surprenantes pour le public parisien du temps, mais animées d’un