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Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 38.djvu/439

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concitoyens une arme avec laquelle ils terrasseraient tous vos ennemis. Je n’en ai pas besoin, moi, de cette arme, mais tout le monde ne vous entend pas si bien ; partout le peuple est peuple, vous l’avez dit, un livre pour lui doit être lâche et diffus…..

« 18 juin 1762. »


Rousseau a seulement quelques mots à dire ; soit scrupule, soit misanthropie, il ne les dira pas. Moultou insiste encore ; il serait si beau pour Jean-Jacques d’effacer par une parole calme et digne la condamnation dont Genève l’a frappé ! Qu’il se défie des conseils de l’orgueil, qu’il parle, qu’il ouvre son cœur, et tous les cœurs seront à lui :


« Oh ! si vous vouliez faire le mémoire que je vous ai demandé, où, sans vous rétracter, vous expliqueriez les raisons de votre conduite, vous feriez sentir que vous n’avez pas détruit la religion de votre pays. Mon cher concitoyen, un tel ouvrage vous gagnerait tous les cœurs, et la modération que vous y mettriez confondrait ceux qui ont la lâcheté de vous craindre. Comme on vous croit à Vincennes ou en Hollande, il faudrait ignorer dans ce mémoire la manière dont votre pays vous a traité et paraître vous justifier du jugement de Paris plutôt que de celui de Genève. L’effet de ce mémoire serait tel, ou je n’y connais rien, que vous rentreriez dans votre patrie aux acclamations de vos concitoyens, et que ceux qui voudraient vous persécuter seraient forcés peut-être de vous faire leur cour… Vous savez que dans leur serment les bourgeois promettent de maintenir et conserver la religion établie, qu’ils déclarent croire de tout leur cœur. C’est par là qu’on vous attaquerait si vous veniez, et c’est ce qu’il faut absolument prévenir.

« 22 juin 1762. »


Vains efforts ! Rousseau persiste à braver la condamnation de sa patrie, et peut-être médite-t-il déjà ses terribles Lettres de la montagne, qui vont souffler l’esprit de révolution dans la république protestante. Mais rien ne décourage la charité de Moultou ; il est toujours le défenseur de Rousseau devant les gardiens du dogme, et si Voltaire intervient encore avec ses intrigues, Voltaire trouvera cette fois un contradicteur qui ne reculera pas. Un jour à Genève, chez Mme la duchesse d’Enville, le patriarche de Ferney se met à parler insolemment de Jean-Jacques ; Moultou, qu’il connaissait, à peine, l’interrompt, lui tient tête et le réduit au silence. La scène est curieuse, et c’est Moultou lui-même qui la raconte avec la verve d’un enfant du Midi. Nous n’avons, il est vrai, aucune autorité qui garantisse sa parole ; mais n’y reconnaît-on pas l’accent de la franchise ? Voici ce qu’il écrit à Rousseau le 7 juillet 1762 : « Je trouvai par hasard Voltaire chez Mme d’Enville. On parla de vous. Il dit : « Jean-Jacques reviendra, les syndics lui diront : — Monsieur Rousseau, vous avez mal fait d’écrire ce que vous avez écrit ; promettez