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Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 38.djvu/465

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leurs correspondances, sont les interprètes des écrivains aussi bien que de la société mondaine. Lorsque Voltaire meurt le 30 mai, entre dix et onze heures du soir, Grimm écrit ces mots dans son journal : « Il est tombé dans l’abîme funeste ! les derniers rayons de cette clarté divine viennent de s’éteindre, et la nuit qui va succéder à ce beau jour durera peut-être une longue suite de siècles. Il n’est plus, celui qui fut à la fois l’Arioste et le Virgile de la France, qui ressuscita pour nous les chefs-d’œuvre des Sophocle et des Euripide, dont le génie atteignit tour à tour la hauteur des pensées de Corneille, le pathétique sublime de Racine… Il n’est plus, celui qui, dans son immense carrière, embrassa toute l’étendue de nos connaissances et laissa presque dans tous les genres des chefs-d’œuvre et des modèles. » Cette plainte est bien celle des lettrés, des beaux-esprits, des philosophes, de tous les confrères du baron de Grimm ; il semble que tout soit perdu par la mort de Voltaire, et Mme de Boufflers, dans des stances ingénieuses, va jusqu’à reprocher à Dieu d’avoir brisé son chef-d’œuvre. Eh bien ! si nous en croyons ce que Moultou a vu de ses yeux et entendu de ses oreilles, ce n’était là que l’opinion officielle du monde lettré ; au fond, la mort du patriarche de Ferney fut une délivrance pour la république des lettres. Moultou écrit le 1er juin à sa femme : « Voltaire se meurt, s’il n’est pas mort cette nuit. On croit qu’on lui refusera la sépulture, cela fait un mouvement prodigieux parmi les gens de lettres. Ils font les tristes et sont ravis… » Et dans la lettre suivante : « La mort de Voltaire a fait une grande sensation, parce qu’on a voulu qu’elle n’en fit aucune. Les gazettes, par ordre, n’en ont pas parlé, mais il n’a pas été question d’autre chose dans les soupers. Les gens de lettres n’ont pas même l’adresse de cacher leur joie. L’empire des lettres va se tourner en république, et peut-être en une anarchie où chacun prétendra la place de Voltaire, qui tenait le sceptre avec un furieux despotisme. »

Remarquez bien que ce témoignage est grave, car il n’y a ici aucune passion contre Voltaire. Toujours sage et charitable, Moultou ne veut se rappeler que les bonnes inspirations du grand écrivain, et il prédit que la postérité fera réparation à ses cendres. « Les cordeliers, dit-il, ont refusé de faire le service que l’Académie française devait à M. de Voltaire. L’Académie y met de la chaleur, je ne sais comment la chose se décidera. La postérité sera bien étonnée de la manière dont on traite ce grand homme. Un jour elle rappellera ses cendres, et Paris s’honorera de son tombeau comme il s’honore de ses ouvrages. » Si Moultou a signalé le furieux despotisme de Voltaire, ce n’est pas qu’il prenne parti pour les écrivains qui se réjouissent d’être affranchis du joug ; il sait bien que ce cri de délivrance n’est que l’explosion de l’envie, la revanche de la vanité