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Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 38.djvu/54

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on lui devait cela, à lui si jeune et si téméraire, mais marqué par la destinée pour cette grande tâche de devenir en tout digne d’elle. On lui devait cela, à elle surtout, elle si pure, si douce, si maternelle et si vraie ! On se le devait à soi-même, pour échapper à la lâcheté du rôle d’ami pédant qui s’éloigne sans porter secours.

Et comme elle pleurait encore en rendant à mes mains leur fraternelle étreinte et en m’interrompant pour me dire d’une voix entrecoupée que j’étais le meilleur des êtres, je la grondai de me parler ainsi. Voulait-elle flatter mon orgueil et me faire perdre la douceur de la servir ? Non, non, il ne fallait pas m’attribuer un rôle au-dessus de moi. Mon dévouement n’était que l’accomplissement du devoir auquel j’avais consacré ma vie. Ne m’étais-je pas donné aux souffrans et aux menacés de ce monde en me faisant médecin ? Et peut-on être médecin du corps sans être celui de l’âme ? Pouvais-je renier ma tâche au moment où je la voyais le plus nécessaire ? Le mérite était mince avec une amie comme elle, qui m’avait accueilli avec confiance dès le premier jour, dont l’estime m’avait récompensé des labeurs de ma jeunesse, et dont les soins délicats et généreux m’avaient probablement sauvé la vie !

Je ne sais ce que je lui dis encore. Elle ne pleurait plus, elle m’écoutait, les yeux attachés sur mes yeux, les mains endormies dans les miennes, les joues animées d’une sainte rougeur et les lèvres émues d’un sourire sérieux et profond. Tout à coup elle se pencha vers moi, et, comme si dans sa chasteté parfaite elle n’eût jamais rien pressenti de ma passion, elle posa sur mon front brûlant un baiser aussi tendre et aussi pur que ceux qu’elle donnait à Paul. Puis elle se leva en me disant : — Vous m’avez fait un bien que je ne peux pas vous dire à présent ; voilà Paul qui vient. Allez-vous-en ; qu’il ne vous voie pas pleurer. J’ai beaucoup de choses à vous confier, ainsi qu’au baron, demain !… ou après demain ! Mais, si vous voyez M. La Florade, pas un mot qui puisse l’enhardir auprès de moi. Dites-lui simplement de ne pas revenir ici sans ma permission ; rien de plus ! Au nom d’une amitié dont le pacte est aujourd’hui sacré, je vous le défends.

Elle alla au-devant de Paul. Je courus m’enfermer chez moi, j’étais brisé, je ne voyais plus clair, les larmes me suffoquaient, et je me sentais aussi faible qu’un enfant.

George Sand.

(La dernière partie au prochain n°.)