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Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 38.djvu/654

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lier, qu’il est difficile de les faire comprendre à qui ne les a pas éprouvées: j’essaierai néanmoins d’en donner un exemple. Pendant des années, le plus brillant souvenir que nous eussions conservé de nos lectures d’enfance était celui d’un conte de fées dont nous avions oublié le nom, l’auteur et même le sujet. Tout ce que nous en pouvions dire, c’est qu’il nous avait fait éprouver des émotions qu’aucun autre conte ne nous avait données, des émotions d’un genre grave, dramatique, pleines d’une poésie sombre et presque religieuse. C’était une féerie qui avait intéressé non-seulement notre imagination, mais notre conscience d’enfant. La scène, autant que nous pouvions nous en souvenir, se passait dans une île de cristal, transparent royaume qui ne permettait à ses habitans de cacher aucune de leurs actions. Il y avait là un jeune prince que poursuivaient des bruits de trompettes plus formidables que ceux des trompettes du jugement dernier et un glas de cloches sonné par des mains invisibles sur toute l’étendue du royaume. Imaginez les cérémonies lugubres de l’excommunication accomplies dans le pays des fées, et vous aurez une idée de l’impression que nous avait laissée ce conte inconnu. Comme le son de ces cloches, doublé par la sonorité de l’île de cristal, retentissait douloureusement dans le cœur! comme ces éclats de trompette pénétraient cruellement dans l’âme en déchirant l’ouïe et en bouleversant la pensée! Combien de fois nous avions désiré retrouver ce conte dont nous avions perdu les traces, qui faisait date dans nos souvenirs, et qui restait indissolublement lié pour nous à cet éveil de la vie morale où l’âme, encore tout emmaillottée des langes de l’instinct et doucement engourdie du sommeil de la chrysalide humaine, commence à rêver confusément qu’il y a plus de choses dans le monde que les yeux ne lui en présentent! Enfin, après bien des recherches infructueuses, un hasard malencontreux nous fait mettre la main sur un petit volume de chétive apparence. déception! l’auteur était l’innocent et emphatique Ducray-Duminil, et le conte était une des platitudes morales les plus insupportables qui se puissent imaginer. Que n’aurions-nous pas donné pour que le hasard eût continué à dérouter nos recherches! car ce qui était détruit à jamais pour nous, ce n’était pas la valeur littéraire de ce conte, c’était la valeur morale d’un souvenir qui désormais n’avait plus pour nous aucun charme. À cette place où s’élevait autrefois dans notre mémoire un palais enchanté, il n’y a plus rien qu’un sable aride. Voilà les blessures d’Ariel et les mécomptes qui l’attendent lorsqu’il veut revoir les lieux où sa vie s’écoula autrefois.

C’est cependant à un de ces mécomptes que je me suis exposé volontairement. J’ai profité du prétexte que me fournissait l’édition