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Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 38.djvu/746

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tiques ; leur paie, comme celle des matelots, est d’environ 45 piastres tchourouq (9 francs) par tête et par mois. Il y a cinq ou six ans, on remontait aisément le Fleuve-Blanc avec huit ou dix soldats ; mais depuis les violences des dernières années et les représailles qui en ont été la suite inévitable, nul ne s’y aventure, même dans l’intention la plus pacifique, sans une troupe dont l’effectif varie de vingt-cinq à quatre-vingts hommes. Ces soldats sont tous pris dans la population flottante des Nubiens appelés Barbarins par les Européens du Soudan, nommés indifféremment en arabe Barabra ou Danagla[1], et qu’attirent à Khartoum un bien-être relatif, la vie désordonnée des grandes villes et les bénéfices rapides qu’offrent aux aventuriers les expéditions de plus en plus militaires du haut du fleuve. On évalue à quatre mille le chiffre des Barbarins employés chaque année par le commerce khartoumais : près d’un dixième périt sous la lance des noirs ou sous l’atteinte meurtrière des fièvres ataxiques, surtout vers le 9e degré de latitude nord.

Habitans d’une zone de terres arables étranglée des deux côtés par les accores du désert, les Danagla n’ont jamais passé pour posséder les vertus et la stabilité des populations agricoles : ils se sont répandus comme commerçans dans toutes les régions voisines jusqu’au Darfour, et il n’est pas de grande cité qui ne renferme, sous le titre de Hellet ed Danagla, un vaste quartier dont les maisons affichent la prétention de représenter un Caire en miniature, et dont les habitans, montrant sous un turban d’une blancheur de neige un visage d’un brun foncé et luisant, des yeux vifs et doux, et les flocons crépus d’une courte barbe qui n’a rien d’arabe, ont conservé en tous lieux l’indolente gravité d’une aristocratie chassée de l’historique plage de Dongolah par le canon, la politique ou la misère. Quant aux gueux, il se sont rejetés sur Khartoum, et des arrivages quotidiens, en comblant rapidement les vides faits dans les rangs des anciens, accroissent sans cesse et sans mesure une classe dangereuse à tous égards, oisive, vicieuse, dépourvue de tout frein moral et religieux.

La barque, frétée, armée et approvisionnée de dourrah (maïs) et de banieh sèche (bamia esculenta) pour toute la campagne, part avec les premiers vents du nord, en octobre ou novembre, et remonte le fleuve en essayant d’échanger ses verroteries contre l’ivoire des indigènes. On l’a dit, les traitans ont sottement tué cette poule aux œufs d’or. Le commerce légal de l’ivoire ne les enrichissant plus, ils sont entrés dans une voie de violences auxquelles les nègres ont répondu par des vengeances assez légitimes. Aujourd’hui

  1. Barabra, pluriel de Berberi, Nubien ; Danagla, pluriel de Dongolaoui, homme de Dongolah.