Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 38.djvu/760

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

nommé Mohammed-Her, homme sans scrupules et à vue moins courte que la plupart de ses compatriotes. Ses commencemens avaient été fort humbles, et il avait obtenu en 1860 du roi l’autorisation de chasser l’éléphant sur les terres des Chelouks du Saubat ; puis, cette autorisation lui ayant été retirée, il s’occupait à se créer sournoisement un parti parmi les Kinana mécontens. Vers février 1861, une collision eut lieu : je n’en sais que ce que m’en a dit Mohammed lui-même, et j’ai quelques raisons de me défier de sa version. Cette réserve faite, la voici. Un de ses hommes avait été tué par les noirs, et il n’avait pu en obtenir justice. Une nuit, les Chelouks assaillirent sa case : il sortit, abattit de deux coups de feu les premiers qui se présentèrent, rallia son monde, repoussa les noirs et courut au secours des Kinana, que les Chelouks venaient de piller. Il recouvra les deux tiers des captifs, mais le reste demeura aux mains de l’ennemi. Alors, n’ayant plus rien à ménager, il réunit tous les aventuriers du pays et jusqu’à des nègres tagalis, se fit une troupe bien armée d’un millier de fantassins et de deux cents cavaliers baggara, fut rallié par des barques de Khartoum, qui allaient vers le sud, et marcha sur Fachoda en brûlant soixante villages et en battant les nègres dans deux sanglantes affaires où ils perdirent plusieurs centaines d’hommes. Après deux mois de repos, il repartit pour Fachoda, et s’en empara malgré une résistance vigoureuse, grâce à l’impétuosité de ses Baggara, qui pillèrent le palais du roi, et y prirent, dit-on, une petite gazelle en or massif.

Dans l’intervalle de ces deux coups de main, j’eus occasion de voir le célèbre aventurier à son quartier-général, près de Kaka. Je m’étonnai de n’y trouver qu’un petit nombre de captifs, qui, le cou engagé dans de lourdes fourches, étaient à demi couchés au pied d’un arbre et regardaient leurs vainqueurs avec ce dédain ennuyé dont le Chelouk ne se départ jamais, même dans la plus mauvaise fortune. Je compris tout le lendemain, quand, ayant levé l’ancre et descendant le Nil, je vis sur la rive gauche un long convoi de bestiaux et de captifs qui marchaient lentement sous la chaleur et sous le fouet des Arabes chargés de les conduire à Khartoum. C’était, disait-on autour de moi, un présent destiné au mudir pour l’engager à fermer les yeux sur les inconvéniens de la traite.

Le faki d’ailleurs fit son possible pour me donner le change : il se posa en conquérant civilisateur, ne me par la que de son désir d’augmenter l’ascendant de la race blanche, d’assurer les relations commerciales, la sécurité des voyageurs, « à la condition toutefois que les missionnaires n’en profitassent pas. Là où s’élève une église, tout est perdu,… » pour les négriers, aurait-il pu ajouter. Je savais parfaitement que son entreprise n’avait été qu’une impudente spéculation de pirate, et je le laissais dire. En attendant, cette sécurité