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Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 38.djvu/767

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propres sentimens sur ce point. Les consulats de France et d’Autriche en particulier ont prouvé qu’ils ne transigeaient pas sur une pareille question, en réclamant du gouvernement égyptien les derniers décrets sur la traite. Malheureusement ces décrets se réduisent, dans la pratique, à une visite des barques qui touchent à Khartoum ou aux grands ports de Nubie et d’Égypte, visite que les délinquans rendent vaine en débarquant leur bétail humain à deux kilomètres des villes habitées par des préfets trop scrupuleux et en le rembarquant la nuit. J’ai eu dans le grand désert de Nubie le mot de la légalité égyptienne. Dans la vallée nue et rocheuse de l’Hagabet-el-Homr (désert de l’âne), je rencontrai une grande caravane qui traînait à sa suite une nuée de négrillons, âgés de sept à douze ans, nus et trottant dans les sables brûlans. Quelques femmes d’aspect misérable et sordide, esclaves ou favorites des conducteurs de la djellaba, se prélassaient comme ceux-ci à dos de chameau. Un de nos hommes m’expliqua que cette djellaba, partie de Khartoum, se dirigeait vers le Caire avec le projet d’écouler sa marchandise de ville en ville. « Mais, lui dis-je, ils vont se jeter dans la gueule du loup : ils tomberont au Caire entre les mains de la douane, qui ne les épargnera pas. — Vous ne me comprenez pas, haouaga. Ils vont d’ici, par exemple, à Assouan ; là, ils vont camper hors de la ville, et ils avertiront sous main les marchands du bazar : ceux-ci se concerteront, viendront voir leur marchandise, achèteront cinq ou six têtes, puis la caravane partira pour en faire autant à Esné, à Keneh, à Farchout. Arrivée au Caire, elle aura tout écoulé, et la douane ne passera en revue que des peaux ou des ballots de café. — Mais s’il se trouve sur le parcours quelques mudirs vigilans ? — Oh ! le haouaga sait comment cela s’arrange : la djel- laba donne 50 talaris au mudir, 20 talaris à un simple kachef (sous- préfet), et passe sans être inquiétée. »

Je laisse à mon Arabe la responsabilité de son opinion sur la moralité des mudirs et de leurs inférieurs. L’affaire de Keneh en juillet 1861 prouve qu’il peut y avoir des exceptions. Le plus sûr, en somme, est de ne pas trop s’y fier. Je sais que le vice-roi d’Egypte, quelle que soit sa manière personnelle de voir, est très préoccupé de ce que peut penser de lui l’Europe civilisée ; mais un gouvernement obéit toujours plus ou moins à la pression de l’opinion publique, et l’opinion dans toute l’Afrique musulmane est franchement esclavagiste. Un sakol-agassi égyptien (c’est à peu près le grade d’adjudant chef de bataillon), homme d’ailleurs personnellement honorable, me disait un jour : « Monsieur, la suppression de l’esclavage ruinerait tout le monde ici, sauf peut-être les gens qui ont soixante mille piastres de revenu. Ma femme et moi, nous avons quatorze esclaves, qui ne nous coûtent que le prix d’achat et un