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Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 38.djvu/795

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était telle qu’il fallait, coûte que coûte, prendre son mal en patience et laisser souffler les chevaux pendant que le vieux berger causait. Un jour Jacques avait, comme de coutume, enjambé le talus de la falaise du plus loin qu’il nous avait aperçus, et, planté comme une borne sur l’étroit sentier, il nous avait arrêtés court. Il était plus que jamais en humeur de parler du temps qui n’est plus, de rappeler des dates : la saveur du passé lui montait ce jour-là au cerveau comme une ivresse. « Salut bien, monsieur Dominique, salut bien, messieurs, nous dit-il en nous montrant toutes les rides de son visage dévasté épanouies par la satisfaction de vivre. Voilà du beau temps, comme on n’en voit pas souvent, comme on n’a pas vu peut-être depuis vingt ans. Vous souvenez-vous, monsieur Dominique, il y a vingt ans ?… Ah ! quelles vendanges, quelle chaleur pour ramasser,… et que le raisin moûtait comme une éponge, et qu’il était doux comme du sucre, et qu’on ne suffisait pas à cueillir tout ce que le sarment portait !… » Dominique écoutait impatiemment, et son cheval se tourmentait sous lui comme s’il eût été piqué par les mouches. « C’était l’année où il y avait tout ce monde au château, vous savez… Ah ! comme… » Mais un écart du cheval de Dominique coupa la phrase et laissa le père Jacques tout ébahi. Dominique cette fois avait passé quand même. Il partait au galop et cinglait son cheval avec sa cravache, comme pour le corriger d’un vice subit ou le punir d’avoir eu peur. Pendant le reste de la promenade, il fut distrait, et garda le plus longtemps possible une allure rapide.

Dominique avait assez peu de goût pour la mer : il avait grandi, disait-il, au milieu de ses gémissemens, et s’en souvenait avec déplaisir, comme d’une complainte amère ; c’était faute d’autres promenades plus riantes que nous avions adopté celle-ci. D’ailleurs, vu de la côte élevée que nous suivions, ce double horizon plat de la campagne et des flots devenait d’une grandeur saisissante à force d’être vide. Et puis il y avait dans ce contraste du mouvement des vagues et de l’immobilité de la plaine, dans cette alternative de bateaux qui passent et de maisons qui demeurent, de la vie aventureuse et de la vie fixée, une intime analogie dont il devait être frappé plus que tout autre, qu’il savourait secrètement, avec l’acre jouissance propre aux voluptés d’esprit qui font souffrir. Le soir approchant, nous revenions au petit pas par des chemins pierreux enclavés entre des champs fraîchement remués dont la terre était brune. Des alouettes d’automne se levaient à fleur de sol et fuyaient avec un dernier frisson de jour sur leurs ailes. Nous atteignions ainsi les vignes, l’air salé des côtes nous quittait. Une moiteur plus molle et plus tiède s’élevait du fond de la plaine. Bientôt après nous