Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 38.djvu/828

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et d’inquiétudes, que ma tante et Olivier avaient raison en me supposant amoureux, mais de qui ?

La soirée du dimanche suivant nous réunit tous comme à l’ordinaire dans le salon de Mme Ceyssac. J’y vis paraître Madeleine avec un certain trouble ; je ne l’avais pas revue depuis le jeudi soir. Sans doute elle attendait une explication : moins que jamais je me sentais en disposition de la lui donner, et je me tus. J’étais affreusement embarrassé de ma personne et distrait. Olivier, qui ne se croyait aucune raison d’être charitable, me harcelait de ses épigrammes. Rien n’était plus inoffensif, et cependant j’en étais atteint, tant l’état d’extrême irritabilité nerveuse où je me trouvais depuis quelques jours me rendait vulnérable et me prédisposait à souffrir sans motif. J’étais assis près de Madeleine, d’après une ancienne habitude où la volonté de l’un et de l’autre n’entrait pour rien. Tout à coup l’idée me vint de changer de place. Pourquoi ? Je n’aurais pu le dire. Il me sembla seulement que la lumière directe des lampes me blessait, et qu’ailleurs je me trouverais bien. En levant les yeux qu’elle tenait abaissés sur son jeu, Madeleine me vit assis de l’autre côté de la table, précisément vis-à-vis d’elle.

— Eh bien ! dit-elle avec un air de surprise.

Mais nos yeux se rencontrèrent ; je ne sais ce qu’elle aperçut d’extraordinaire dans les miens qui la troubla légèrement et ne lui permit pas d’achever.

Il y avait plus de dix-huit mois que je vivais près d’elle, et pour la première fois je venais de la regarder comme on regarde quand on veut voir. Madeleine était charmante, mais beaucoup plus qu’on ne le disait, et bien autrement que je ne l’avais cru. De plus, elle avait dix-huit ans. Cette illumination soudaine, au lieu de m’éclairer peu à peu, m’apprit en une demi-seconde tout ce que j’ignorais d’elle et de moi-même. Ce fut comme une révélation définitive qui compléta les révélations des jours précédens, les réunit pour ainsi dire en un faisceau d’évidences, et, je crois, les expliqua toutes.


EUGÈNE FROMENTIN.