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Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 38.djvu/837

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Nos documens nous le représentent entouré de géomètres et de physiciens. « Je vous aurais souhaité, écrivait le père Lelong au père Reyneau, auteur de l’Analyse démontrée, je vous aurais souhaité dans la chambre du père Malebranche ; il était avec le marquis de L’Hôpital, M. Varignon et M. Fatio de Duillier, qui est aussi un savant mathématicien[1]. » A côté de ces personnages, placez en idée le géomètre Saurin, le grand ingénieur Renau d’Élizagaray, l’un des Bernouilli, Tschirnaus, le chevalier de Louville, Mairan, Leibnitz, Carré, Prestet. Les uns sont des gens du monde, comme Louville ou ce marquis d’Allemans dont Saint-Simon nous parle comme d’un homme plein de lumières et partisan passionné de Malebranche[2]; les autres des jeunes gens à qui Malebranche ouvre la carrière, comme Dortous de Mairan, futur successeur de Fontenelle à l’Académie des Sciences. D’autres, comme Leibnitz, étrangers à la France, viennent à Paris s’initier aux grandes découvertes de la philosophie.

J’ai nommé Prestet et Carré. Leur histoire est curieuse et bien honorable pour notre oratorien. Prestet avait commencé par l’humble état de domestique. Il était au service de Malebranche, qui fut frappé de son intelligence, et, lui trouvant l’esprit de géométrie, lui apprit les mathématiques et le fit recevoir parmi les novices à l’Oratoire. Le père Prestet devint un géomètre éminent. Carré n’était point parti tout à fait de si bas. Fils d’un paysan, voué par ses parens à la carrière ecclésiastique, pour laquelle il n’avait pas de vocation, il entra comme secrétaire auprès de Malebranche. L’excellent père s’aperçut qu’il avait de l’esprit et se mit à l’instruire. Carré quitta l’Oratoire, vécut en donnant des leçons, et fit si bien qu’il devint aussi un mathématicien célèbre, et, comme son bienfaiteur, fut de l’Académie. On aime à voir l’auteur des Entretiens métaphysiques descendre de ses hautes spéculations pour se mettre à la portée d’un domestique et lui donner, avec la science, l’indépendance et le bonheur. Dans cet idéaliste qui semble quelquefois planer sur les mondes comme un esprit pur, on est heureux de sentir battre un cœur d’homme. Et en effet Malebranche était bon. Même dans ses traités, où je conviens que la religion est plus souvent une idée qu’un sentiment, où le mysticisme même n’est pas

  1. Manuscrit du père Adry, IIe partie.
  2. Saint-Simon dit dans ses Mémoires (édition Chéruel, t. XI, p. 148, in-12) qu’il avait connu M. d’Allemans « chez le célèbre Malebranche, de l’Oratoire, dont la science et les ouvrages ont fait tant de bruit, et la modestie, la rare simplicité, la piété solide ont tant édifié, et dont la mort dans un âge avancé a été si sainte, la même année de la mort du roi. D’autres circonstances l’avaient fait connaître à mon père et à ma mère. Il avait bien voulu quelquefois se mêler de mes études; enfin il m’avait pris en amitié, et moi lui, qui dura autant que sa vie. Le goût des mêmes sciences l’avait fait ami intime de MM. d’Allemans père et fils, et c’était chez lui que j’étais devenu le leur. »