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Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 38.djvu/849

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de Dieu, mais elle en est le centre. Elle élève l’homme, et par l’homme la nature entière à la hauteur de Dieu. Ordre physique, ordre moral, ordre surnaturel, tout s’explique et s’unit, et tout cela est dominé par une seule idée, l’idée des voies simples et des volontés générales.

Telle est la construction hardie et grandiose dont Malebranche s’est enchanté. Tout y est étroitement lié. Une rigueur géométrique s’y marie au mysticisme le plus fervent. Otez un anneau de cette chaîne, tout est rompu. Et maintenant on s’explique la complaisance de Malebranche pour ses théories et l’obstination indomptable qu’il mit à en défendre toutes les parties. Il avait tous les genres d’obstination, celle du solitaire qu’aucune contradiction n’avertit, celle du cartésien, systématiquement ennemi de la tradition, qui croit découvrir tout ce qu’il pense pour la première fois, celle enfin du géomètre qui, sûr de la rigueur de ses raisonnemens, dédaigne les faits et attend qu’on lui prouve qu’il a commis une erreur de calcul.

Qu’on se figure donc l’étonnement que dut éprouver ce chrétien sincère, la douleur dont il fut saisi, quand des hommes tels qu’Arnaud et Bossuet vinrent lui dire que sa théologie était nouvelle, démentie par les pères, contraire à saint Augustin, chimérique au fond, et subversive de tous les dogmes fondamentaux. Pouvait-on attendre de lui, avant du moins que l’église ne se fût prononcée, et elle ne se prononça pas, déférence et docilité? D’un autre côté, sans être théologien, il suffit de savoir son catéchisme pour comprendre de quel œil Bossuet et Arnaud durent considérer ce système hardi, où les dogmes les plus redoutables sont soumis à l’investigation rationnelle, où l’incarnation de Jésus-Christ devient nécessaire au plan de l’univers, où le règne de la grâce, à force de se rapprocher de celui de la nature, risque d’y être absorbé. Et puis pouvaient-ils ne pas avoir quelque ombrage de cet amour des lois générales et de ce parti-pris contre les volontés particulières? Ce que Malebranche appelle ainsi, l’église le nomme prophétie, révélation, miracle, et tout cela ne peut s’accomplir que par des volontés particulières. Malebranche n’ébranlait-il pas les fondemens de l’édifice chrétien?

On sait que notre oratorien ne se rendit jamais<ref> Malebranche, ayant appris qu’Arnaud, alors en crédit à Rome, faisait agir contre lui son bon ami l’abbé Dirois, écrivait en mai 1688 : «On m’a dit qu’on continuait à Rome de travailler à l’examen, c’est-à-dire par conséquent à la condamnation de mes ouvrages. M. Dirois, comme je crois, y aura bonne part; du moins m’en a-t-on parlé comme d’un bomme fort entêté contre moi. Il est juste qu’il serve fidèlement le parti qui a fait donner à son frère la cure de Braches par Mme de Longueville, et qu’il tâche de justifier les calomnies de M. Arnaud contre moi en rendant indirectement complices de ces calomnies les examinateurs de Rome. Je n’ai pas de cure à donner, ni ne peux faire à personne ni bien ni mal ; ainsi je ne puis avoir beaucoup de raison en ce monde, nous verrons dans l’autre ce qui en sera. » Ces derniers mots rappellent le cri de Pascal : » Si mes Lettres sont condamnées à Rome, ce que j’y condamne est condamné dans le ciel. »<ref>. Il répondit à