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fatigues. La sensation pour moi était étrange, parfois assez plaisante, de traverser la Galicie et de demander mon chemin dans un allemand écorché à de rares employés autrichiens, pendant que les paysans m’accablaient des renseignemens les plus minutieux dans cette langue polonaise que j’assurai ne pas comprendre. Les plaisanteries de nos paysans sur le compte de « l’homme muet » ne firent pas faute et ne laissaient pas de m’égayer beaucoup. À ces railleries s’ajoutaient cependant de leur part très souvent des marques du respect dû à un étranger arrivant de l’autre bout du monde. « Il doit venir de loin, se disaient-ils entre eux, de très loin, de là où le corbeau même n’apporte plus d’os. » Enfin, par une belle matinée du mois de mars 1843, je me trouvai sur la limite qui sépare la domination autrichienne de la domination russe, près du village de Bojany. La frontière était marquée par deux barrières séparées par un espace de quelques dizaines de pas. Sur l’exhibition de mes papiers, j’obtins sans difficulté l’ouverture de la barrière autrichienne; mais, arrivé à la barrière russe, j’eus beau appeler et regarder de toutes parts, personne ne venait. Las d’attendre, je passai en me baissant sous le poteau et me dirigeai vers une maison un peu éloignée, qui me semblait être le bureau de la douane. L’étonnement y fut grand quand on me vit arriver seul sans être accompagné d’un soldat.

— Par où avez-vous passé la frontière?

— Mais par la barrière là-bas.

— Qui vous l’a ouverte ?

— Personne. J’ai vainement appelé, et je me suis enfin décidé à passer dessous.

— Comment! le garde n’était donc pas à son poste! s’écria le fonctionnaire, et, exaspéré de colère, il s’élança au dehors pour donner des ordres, dont le ton menaçant ne m’indiquait que trop le sens. Revenu dans la chambre, il fit rejaillir sur moi le reste de sa mauvaise humeur; mais la vue du passeport anglais calma subitement son courroux. Pendant qu’on examinait mes papiers et qu’on notait les réponses faites à diverses questions concernant ma personne et le but de mon voyage, j’entendais les cris lointains du pauvre soldat qui expiait sous la bastonnade sa négligence ou peut-être bien ma précipitation. Enfin je pus quitter le bureau avec le sentiment d’une satisfaction qui ne fut pourtant pas sans mélange. Il y avait en effet quelque chose de symbolique dans cet incident de mon entrée sur le territoire de l’empereur Nicolas. Dès le premier pas, j’avais mis en défaut la vigilance russe, mais j’avais causé en même temps, quoique bien involontairement, le supplice d’un pauvre malheureux. Mon cœur se serrait.

Ce fut le 22 mars que j’arrivai à Kamienieç, au milieu du jour.