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Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 38.djvu/92

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diffère de Mme de Sévigné autant que l’époque où nous vivons diffère du XVIIe siècle, et même plus encore ; elle en diffère par l’origine, par l’esprit et surtout par la nature, si vive et si abondante chez l’une, tourmentée et tendue chez l’autre. Elle n’a rien de ces femmes privilégiées qui entrent sans effort, par le seul ascendant de la beauté et de l’intelligence, dans leur rôle d’influence et d’action sociale. Quelque chose de contraint et de refoulé semble se cacher en elle sous l’apparence d’une grâce qui s’observe. Quand elle vint en France la première fois en 1817, elle avait déjà dépassé la jeunesse, elle avait trente-quatre ans ; elle était née à Moscou en 1782, elle avait grandi dans cette cour où se mêlaient si singulièrement la licence de Catherine, le capricieux et sombre despotisme de l’empereur Paul et les influences philosophiques de la France. C’était une grande dame russe, qui était fille de M. Soymonof, secrétaire intime de l’impératrice Catherine, que son père avait mariée avec le général Swetchine, un des grands dignitaires de la cour bientôt tombé en disgrâce, et que l’arrivée de Joseph de Maistre en Russie ne contribuait pas peu à incliner au catholicisme. Mme Swetchine eut-elle réellement une de ces adolescences extraordinaires et prédestinées ? Ici déjà, ce me semble, on voit commencer ce procédé de transfiguration un peu déclamatoire que M. de Falloux aime à employer. Que Mme Swetchine, dans son enfance, aime à jouer avec des poupées et qu’elle se plaise à les faire parler, à imaginer entre elles de petits drames, son biographe y voit « le prélude de la morale et de la connaissance du monde. » Que M. de Falloux ait à rappeler un mot soldatesque de Suvarof, disant qu’il avait toujours sous sa tente un coq prompt à le réveiller, et que lorsqu’il voulait dormir commodément, il ôtait un de ses éperons, on arrive aussitôt à cette conclusion assez imprévue, que ces paroles, « Mme Swetchine devait bientôt les transporter de l’héroïsme guerrier dans l’héroïsme chrétien. » La vérité est qu’avec une éducation française comme l’était à cette époque toute éducation en Russie, avec une honorable dignité de mœurs et une réelle habileté à se contenir, à se conduire, dans une cour où la disgrâce suivait de près la faveur, Mme Swetchine était une personne intérieurement agitée d’une indéfinissable inquiétude, douée d’une ardeur d’esprit qui cherchait partout un aliment. Elle n’aima jamais Voltaire, assure M. de Falloux ; mais les Nuits d’Young la reportaient souvent « dans une situation d’esprit agréable. » Elle lisait tout, annotait tout, et même recopiait tout ce qui la frappait ; elle a laissé trente-cinq volumes d’extraits et de notes ! C’est, je crois, son caractère essentiel et son mérite moral d’avoir été toujours dévorée de cette activité intérieure, et de n’avoir jamais connu le repos, même dans une foi définitive.