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de Mme Récamier sur Mme Swetchine à cette même époque ; mais ces deux femmes d’élite se rapprochèrent bientôt et ne furent plus désormais que deux émules se partageant l’empire de la société polie, au lieu de se le disputer. Et puis Mme Swetchine était bien sévère en reprochant à Mme Récamier cette coquetterie habile qui savait transformer des adorateurs en amis, et n’avait une cour si nombreuse que parce qu’elle n’avait jamais été touchée d’une passion unique, car enfin elle-même, qu’était-elle, dans un autre ordre, si ce n’est une Mme Récamier plus métaphysique et plus tourmentée, avec la beauté de moins, avec la dévotion de plus, pratiquant sous une autre forme ce même art d’attirer, de gagner, de réunir des personnes souvent étonnées de se trouver ensemble, et entre lesquelles elle était l’unique lien ? Il y avait l’oratoire derrière le salon et l’édification de plus chez Mme Swetchine. C’est là la grande différence, puisqu’on ne voit pas que l’une mette moins de zèle que l’autre dans « ce travail et cette occupation des petites choses » que Mme de Duras déclarait nécessaires pour ce qu’elle appelait le rôle d’une leader du grand monde.

Dans notre France, si accueillante, si sympathique, si prompte à donner droit de cité à l’esprit, de quelque contrée qu’il vienne et sous quelque forme qu’il apparaisse, Mme Swetchine ne fut pas une Française de plus, comme on le dit ; ce fut toujours et malgré tout une grande dame russe, à l’esprit cosmopolite et à l’imagination mystique, comme beaucoup de ses compatriotes, possédant une assez considérable fortune pour tenir une maison, aimant la Russie en la fuyant, et vivant en France sans aimer nos idées. Plus d’une fois, on le voit par les lettres de sa jeunesse, elle a des sévérités dédaigneuses, non-seulement pour Napoléon au temps de l’empire, ce qui s’expliquerait, mais pour le fond même du caractère français au moment de la restauration, qui est pourtant son idéal. « Pour les Français, écrit-elle lestement en 1815, changer, c’est rester les mêmes ; ils sont retournés aux bons principes à peu près comme le bourgeois gentilhomme faisait de la prose. Et quand La Fontaine terminait une de ses fables par : Vive le roi ! vive la ligue ! il exprimait bien moins sa propre insouciance que la mobilité de ses compatriotes… » Et plus tard, lorsqu’elle est depuis longtemps établie à Paris, après 1830, on trouve un mot qui peut sembler étrange, venant d’une Russe. « En France, dit-elle, ce que l’on compromet le moins, c’est son amour-propre et son argent ; le reste est marchandise légère… » Intéressée au mouvement de nos révolutions, parce qu’elle vit au milieu d’elles, observatrice piquante tant qu’elle se borne à décrire des situations ou des illusions de partis, Mme Swetchine n’a nullement le sens de la société moderne à laquelle elle est