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Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 38.djvu/970

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rivera jamais qu’à des aberrations et à de tristes mécomptes comme ceux de 1793, Tant que les partis seront dans l’opposition, ils pourront être pleins d’ardeur pour étendre à l’humanité entière le bienfait du suffrage universel ou du libre examen, de la liberté de la presse ou de la liberté d’association; mais tout ce beau feu ne sera que l’effet d’une illusion. Il signifiera seulement que les esprits prennent aveuglément leurs idées pour l’éternelle vérité, pour la vérité que nul ne peut s’empêcher de reconnaître, qui ne saurait être contestée que par des hypocrites ou des insensés, c’est-à-dire que, tout en réclamant le libre examen ou le suffrage universel, ils seront parfaitement décidés à ne voir dans les monarchistes, les aristocrates ou les hérétiques, en un mot dans tous les contradicteurs de leurs idées, que des conspirateurs déguisés, des monstres de perversité qui, par amour pour l’humanité, doivent être bâillonnés, frappés d’interdiction et au besoin envoyés à l’échafaud.

Est-ce donc à dire que le scepticisme soit la sagesse? Est-ce donc qu’il faille suivre le conseil de tant d’hommes pratiques et d’habiles économistes qui, n’ayant foi eux-mêmes qu’à l’intelligence, n’ont trouvé d’autre remède contre la folle croyance que de rester prudemment dans l’incrédulité, de reconnaître qu’il n’y a pas de principes absolus, pas de certitude complète? Dieu nous en garde! Un doute, une négation, un vide, sont un pauvre obstacle pour arrêter des forces aussi positives et aussi puissantes que les instincts qui nous poussent à être impérieux dans nos idées; mais il ne s’agit pas de renoncer à la vérité, il s’agit de renoncer à une mauvaise direction d’esprit qui nous empêche de placer la certitude où elle est. Au lieu d’être sans cesse tourmentés du besoin de décider quels sont les devoirs des choses et les devoirs de tout le monde, il s’agit d’employer nos facultés à chercher ce que nous devons faire et penser nous-mêmes, à trouver pour notre propre usage les convictions et les principes d’action qui sont pour nous les meilleurs et les seuls vrais, ceux qui s’accordent vraiment avec toutes les perceptions de notre conscience et de notre raison. L’indifférence qui s’est emparée de la France est certainement un grand mal; mais le siège de la maladie est dans les caractères bien plus que dans les intelligences. Ce qui manque, ce sont les fortes individualités, et ce relàchement-là est précisément la suite et comme le lendemain du dogmatisme. Ce qui guérirait l’un guérirait l’autre. Quand on s’occupe surtout de bien se gouverner soi-même, on est moins préoccupé de régenter ses voisins, et le même tempérament moral qui produit l’indépendance personnelle produit le respect de la personnalité d’autrui.


J. MILSAND.