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Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 38.djvu/982

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Ce que Laërte éprouva ne saurait, se rendre. De tout temps il a été convenu d’appeler le soufflet un outrage irréparable, et tous les hommes cependant ne sentent point de la même manière l’indicible gravité de cet affront, Laërte avait été élevé dans cette pensée qu’une pareille insulte évoque la mort, qu’aucune puissance humaine ou divine ne saurait empêcher l’effet de cette sinistre conjuration. Il n’avait jamais songé sérieusement à un accident semblable traversant tout à coup sa vie. A la lueur néanmoins d’une de ces idées qui tracent par instans des sillons rapides dans les imaginations inquiètes, il s’était représenté frappé au visage, et il s’était vu alors devenant le compagnon de celui dont il avait reçu cette insulte pour ne plus quitter cet homme avant de l’avoir changé en cadavre.

Laërte pendant quelques instans sembla frappé d’immobilité. On a souvent constaté ce phénomène produit en nous par les émotions suprêmes qui fait tenir dans une seule minute de notre existence un monde tout entier de pensées. Laërte eut la perception distincte de la funeste série d’événemens que commençait pour lui cet outrage. Il se vit séparé de sa femme, de sa patrie, entraîné en dehors de tout ce qui compose la société, par un meurtre que lui imposait une loi invincible, écrite en caractères enflammés dans une partie de son cœur supérieure même, suivant lui, à sa conscience. Il n’éprouva donc point ce sentiment de fureur vulgaire qu’inspire d’habitude l’outrage dont il venait d’être l’objet. Loin de songer à se précipiter sur l’homme qui avait eu le malheur de le frapper, il attachait sur cet homme un regard où se lisait presque, mêlée à une inflexible énergie, l’expression d’une secrète pitié. Il sentait qu’un terrible incident venait de le transformer en justicier, et qu’il avait là devant lui un être irrévocablement condamné. Aussi, lorsqu’il s’adressa au prince, revenu lui-même de son ivresse après l’irréparable explosion de son courroux, ce fut avec une sorte de douceur qu’il lui dit : « Je donnerais bien volontiers ma vie, monsieur, pour que l’acte dont vous venez de vous rendre coupable ne se fût jamais accompli; mais Dieu lui-même ne peut rien contre les faits. Vous venez de former, par cette exécrable insulte, entre vous et moi un lien bien autrement puissant que celui qui nous unissait. A partir de cet instant, vous m’appartenez dans votre vie terrestre, qui sera du reste de courte durée. Aussi je vous garde à vue comme mon trésor, et je ne vous quitterai que demain, quand la tombe s’ouvrira pour vous. »

L’effrayante promesse contenue dans ces paroles fut religieusement tenue par Laërte. Le prince Strénitz voulut se retirer; mais son gendre lui fit le signe impérieux de rester. Alors commença, pour les trois êtres qu’une complication malencontreuse de passions