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Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 63.djvu/161

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d’Europe en est teinte ; elle, fine, languissante, semble presque une figure du XVIIIe siècle. C’est une de ces œuvres où, par la combinaison et la recherche des tons, un peintre se dépasse lui-même, oublie son public, s’enfonce jusque dans les territoires inexplorés de son art, et, quittant toutes les règles connues, trouve, par-delà le monde vulgaire de l’apparence sensible, des alliances, des contrastes, des réussites étranges, situées au-delà de toute vraisemblance et de toute mesure. Rembrandt a fait une œuvre pareille dans sa Ronde de nuit. Il faut regarder et ne pas parler.


L’Académie, Titien.

Les Vies de Ridolfi sont bien sèches, et ce que Vasari ajoute est peu de chose. Quand on essaie de se figurer Titien, on aperçoit un homme heureux, « le plus heureux et le mieux portant qui fut jamais parmi ses pareils, n’ayant eu du ciel que des faveurs et des félicités, » le premier entre tous ses rivaux, visité dans sa maison par les rois de France et de Pologne, favori de l’empereur, de Philippe II, des doges, du pape Paul III, de tous les princes italiens, nommé chevalier et comte de l’empire, comblé de commandes, largement payé, pensionné, et usant bien de sa fortune. Il tient un grand état de maison, s’habille splendidement, reçoit à sa table des cardinaux, des seigneurs, les plus grands artistes et les plus habiles lettrés de son temps. « Quoiqu’il n’ait pas beaucoup de lettres, » il est à sa place dans cette haute compagnie, car il a « de l’esprit naturel, et l’usage des cours lui a enseigné tous les bons termes du cavalier et de l’homme du monde, » si bien qu’on le trouve « très courtois, pourvu d’une belle politesse et des plus douces manières et façons. » Il n’y a rien d’excessif ni de révolté dans son caractère. Ses lettres aux princes et aux ministres, à propos de ses tableaux et de ses pensions, ont le degré d’humilité qui était alors le savoir-vivre d’un sujet. Il prend bien les hommes, et il prend bien la vie, je veux dire qu’il use de la vie comme des hommes, sans excès ni bassesse. Il n’est point rigoriste ; sa correspondance avec l’Arétin montre un joyeux compagnon qui mange et boit volontiers et finement, qui goûte la musique, le beau luxe et la compagnie des femmes faciles. Il n’est point violent, tourmenté de conceptions démesurées et douloureuses ; sa peinture est saine, exempte de recherche maladive et de complications pénibles ; il peint incessamment, sans contention de tête, sans emportement, pendant toute sa vie. Il a commencé tout enfant, et sa main obéit naturellement à son esprit. Il dit que « son talent est une grâce particulière du ciel, » qu’il faut avoir ce don pour être bon peintre, que sinon « on ne peut enfanter que des œuvres informes, » que dans