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Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 63.djvu/378

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encore beaucoup plus considérable. Si Paris était relativement à la France ce que San-Francisco est à la Californie, ce que Melbourne est à l’Australie-Heureuse, la « grand’ville, » vraiment digne alors de son nom, n’aurait pas moins de 9 à 10 millions d’âmes. Évidemment c’est dans tous ces nouveaux pays où l’homme civilisé vient seulement de prendre pied qu’il faut chercher l’idéal extérieur de la société du XIXe siècle, puisque nul obstacle n’empêchait les nouveau-venus de s’y distribuer par petits groupes sur toute la surface de la contrée, et qu’ils ont préféré se réunir en de vastes cités. L’exemple de la Hongrie ou de la Russie opposé à celui de la Californie ou de telle autre colonie moderne peut servir à montrer quel laps de siècles sépare les pays dont les populations sont encore distribuées comme au moyen âge, et ceux où les phénomènes d’affinité sociale développés par la civilisation moderne ont un libre jeu. Dans les plaines de la Russie, dans la puszta hongroise, il n’y a guère de cités proprement dites, il y a seulement des villages plus ou moins vastes ; les capitales sont des centres administratifs, des créations artificielles dont les habitans se seraient bien passés, et qui perdraient aussitôt une notable partie de leur importance, si le gouvernement n’y entretenait une vie factice aux dépens du reste de la nation. Dans ces pays, la population qui travaille se compose d’agriculteurs, et les villes n’existent que pour les employés et les hommes de loisir. En Australie, en Californie, au contraire, la campagne n’est jamais qu’une banlieue, et les paysans eux-mêmes, bergers et cultivateurs, ont l’esprit tourné vers la cité : ce sont des spéculateurs qui dans l’intérêt de leurs affaires se sont momentanément éloignés du grand centre commercial, mais qui ne manqueront pas d’y revenir. Tôt ou tard, on ne saurait en douter, les paysans russes, aujourd’hui si bien enracinés dans le sol natal, apprendront à se détacher de la glèbe, à laquelle hier encore ils étaient asservis ; comme les Anglais, comme les Australiens, ils deviendront nomades et se porteront vers les grandes villes où les appelleront le commerce et l’industrie, où les poussera leur propre ambition de voir, de connaître, ou d’améliorer leur condition.

Les plaintes de ceux qui gémissent de la dépopulation des campagnes ne peuvent donc arrêter le mouvement ; rien n’y fera, toutes les clameurs sont inutiles. Devenu, grâce à une plus grande aisance et au bon marché relatif des voyages, possesseur de cette liberté primordiale « d’aller et de venir, » de laquelle pourraient à la longue découler toutes les autres, le cultivateur non propriétaire obéit à une impulsion bien naturelle lorsqu’il prend le chemin de la cité populeuse dont on lui conte tant de merveilles. Triste et joyeux tout à la fois, il dit adieu à la masure natale pour aller contempler les miracles de l’industrie et de l’architecture ; il renonce au