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Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 63.djvu/703

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grenadiers russes rangés en bataille, la foule se mit à genoux et entonna le vieux cantique polonais : Swienty Boze, « Dieu saint, Dieu grand, ayez pitié de nous ! Marie vierge, reine de Pologne, ayez pitié de nous ! » Le bruit de la fusillade couvrit bientôt celui de la triste litanie. Personne ne recula ; à genoux et chantant toujours, les martyrs recevaient la mort et tombaient. Le soir, des escadrons de cosaques balayèrent la ville au galop et fouillèrent les maisons pour y arrêter les blessés. Ce fut ce jour-là que « le peuple de Varsovie se leva ; il se leva sans armes, ne portant dans ses mains que son drapeau et sa croix ; il ne donna pas la mort, mais il la reçut, et quand le dominateur, épouvanté d’une attitude si nouvelle, lui demanda ce qu’il voulait, il répondit : la patrie[1] ! »

C’est ce massacre inqualifiable que M. Robert-Meury fils a voulu représenter, et il a réussi avec un talent plein de promesses sérieuses. La toile est fort grande, car elle contient une foule compacte, et chaque personnage y est représenté de grandeur naturelle. Au fond, on aperçoit un escadron de cosaques à cheval ; devant le palais, un régiment d’infanterie russe est rangé et fait feu. Tous les premiers plans sont occupés par les Polonais agenouillés, morts ou mourans ; seuls, deux moines, dont l’un est déjà blessé, sont debout et lèvent vers les exterminateurs l’image du juste que les puissans de la terre ont cloué au gibet. Le drapeau de la Pologne, qui si longtemps fut le compagnon du nôtre, gît par terre, taché de sang et presque caché par le cadavre de celui qui le portait. Des vieillards, des jeunes gens attendent impassiblement la mort et reprennent en chœur : « Dieu saint, Dieu grand, ayez pitié de nous ! » Une fille du peuple, vigoureuse et belle, faite pour vivre cent ans, s’affaisse, se tasse sur elle-même, frappée au sein qu’elle découvrait devant les bourreaux. A ses côtés, et sous la grêle des balles qui passent en sifflant, une autre jeune fille, épouvantée, se courbe par un mouvement involontaire et se voile la tête de ses deux bras croisés. De vieilles femmes serrant leur enfant contre leur poitrine s’offrent stoïquement, malgré une terreur invincible, en holocauste pour le salut de la patrie. Nul n’essaie de fuir, et l’œuvre de destruction continue.

Comme la plupart des élèves de M. Cogniet, M. Tony Robert-Fleury sait son métier : il manie la brosse avec adresse et fermeté ; de plus il est coloriste dans les gammes profondes et sait donner à sa peinture une harmonie qui n’est pas sans puissance. Son dessin est serré, dans de justes proportions, et ne s’égare pas en recherches inutiles. Tout en surveillant avec soin l’ensemble de sa composition, il ne néglige pas le morceau, et je pourrais citer telles

  1. Voyez dans la Revue du 1er janvier 1862 l’étude de M. Julian Klaczko sur le Poète anonyme de la Pologne.