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république : or ce choix était alors un choix conservateur et réactionnaire. Les instincts conservateurs du suffrage universel se sont encore montrés d’une manière frappante au plébiscite de 1870, Le grand succès du gouvernement ne fut pas dû alors évidemment au prestige de la légende impériale, car ce prestige depuis le Mexique et Sadowa avait bien pâli. De grandes fautes avaient été commises, et l’opinion était mécontente. Les 7 millions de voix signifiaient donc exclusivement un besoin d’ordre et de conservation. Quant aux opposans, si l’on considère qu’ils s’étaient recrutés dans tous les partis, légitimiste, orléaniste, républicain modéré, on reconnaîtra qu’ils étaient loin de représenter tous des doctrines subversives. En défalquant donc ce qui appartenait aux partis réguliers, conservateurs de l’ordre social sous des drapeaux différens, c’est à peine si l’on eût compté 500,000 voix sur 10 millions de votans à mettre au compte des partis anarchiques. Il paraît donc certain, d’après le passé, que le suffrage, même libre, s’est plutôt porté du côté que l’on appelle à tort ou à raison la réaction que du côté démagogique. En sera-t-il encore de même lorsque l’instruction plus répandue aura élevé le niveau intellectuel des campagnes ? On peut le croire, car ce n’est pas l’instruction en elle-même qui est un danger, c’est un certain degré d’instruction uni à la misère, au vice, à l’exaltation des passions. Or ces phénomènes se rencontreront toujours plus dans les villes que dans les campagnes. Dans celles-ci, les influences salutaires du travail et de la petite propriété, bien loin d’avoir à souffrir du développement de l’instruction, si elle est bien donnée, y puiseront au contraire de nouvelles forces.

Quant à l’incapacité politique du suffrage universel, elle ne m’est pas non plus bien démontrée. Après tout, ceux qui auraient le plus le droit de se plaindre de lui à ce point de vue, ce seraient les républicains, car c’est bien le suffrage universel qui a fait l’empire, et ç’a été une grande faute ; mais le suffrage populaire en cette circonstance a-t-il été le seul coupable ? N’avons-nous pas eu des hommes politiques éminens qui, par aversion de la république, ont appuyé en 1848 le choix qui devait nous conduire à l’empire ? La légende impériale elle-même n’a-t-elle pas été l’œuvre de nos plus brillans écrivains ? Et, si le peuple a eu le tort de croire à cette légende, le tort ne retombe-t-il pas en partie sur ceux qui l’ont créée ? Que prouve ce fait ? C’est que les hommes se trompent, ils se trompent aussi bien en haut qu’en bas, et à peu près de la même manière. Est-il nécessaire qu’un peuple ait le suffrage universel pour se laisser captiver et subjuguer par la gloire militaire ? La Prusse n’a pas le suffrage universel, et cependant n’est-elle pas en voie de tout sacrifier à un maître parce qu’il est devenu