Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 100.djvu/816

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

C’est trop, n’est-ce pas ? de vous donner tant de détails sur mes affaires intérieures ; j’aime mieux en détourner la tête, car pour moi-même elles n’ont plus que du dégoût. Autrefois je les poétisais ; l’imagination a fui. Je suis à bord comme si je n’y étais pas, mon âme est restée sur la terre de France. A quelles minuties de cuisine il m’a fallu descendre pendant tout ce temps ! Ma cabane à disposer, ma chambre, mon lit, mon office, ma chaudière même, mon thé à préparer, mes domestiques à façonner… Miserere mei, Deus ! Ma foi ! votre Julie aurait rendu plus de service en ce monde, si, au lieu de défaire paresseusement les plis de vos rideaux, elle fût venue mettre un peu d’ordre à l’effroyable chaos d’où je commence à peine à me débrouiller. Je suis parti sans attendre, l’arrivée de mon linge : pas de nappes, pas de draps, pas de… Ma soupière s’est cassée en mille morceaux ; voici une pile d’assiettes qui vient de voler en éclats. Je veux faire comme le lazzarone, aller contempler l’azur profond des cieux et me couvrir d’un dais d’étoiles pour échapper aux mille misères du pot-au-feu… Le ciel est bleu, la brise est favorable, bonsoir ! Je vous quitte pour aller penser à vous en aspirant à pleins poumons la fraîche haleine des alizés…

Le 29. — Je viens de relire votre dernière lettre, où vous m’annoncez que l’on prie pour nous chaque lundi. Faut-il que j’attribue à votre intercession et aux prières de vos jeunes filles le beau temps qui nous pousse mollement vers le but de notre voyage ? Il est trois heures ; c’est l’heure à laquelle j’avais accoutumé de penser à vous voir : involontairement ma pensée se reporte vers vous. Vous dire avec quelle douce émotion je vous retrouve assise ou plutôt à demi couchée sur votre grand fauteuil, ce serait trop long. Je respire en entrant les parfums que j’aimais : les fleurs sont encore là près de la porte, toutes, hors les pâquerettes ; la lumière pénètre chez vous, adoucie en demi-teintes par vos rideaux ; comme tout est calme, et pourtant comme tout vit dans cette chambre ! L’air y est tiède et pourtant frais et pur. Rien ne remue, mais tout y sourit, et l’esprit et les sens sont caressés ; comment le cœur ne s’y plairait-il pas ? C’est singulier comme tout y est harmonie et silence ! Quel langage que celui de toutes ces jolies choses si naïvement disposées ! Rien n’y par le pourtant, mais tout y inspire. Partout il y a une pensée, ou posée là, ou nonchalamment laissée, et qui en fait éclore mille autres. Quelle âme vole donc en se jouant pour animer toutes ces choses ? .. Parlerez-vous enfin ? Ah ! cette longue robe noire a déroulé ses plis, vos yeux ont éclaté, votre voix a tout fait vibrer… Mais je me complais trop dans tous ces tableaux, dans tous ces souvenirs ! Ne pourrai-je donc plus enchaîner mon âme à mon