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Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 100.djvu/86

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volontiers, si elle osait le faire. L’Amérique, couronnée de plumes, sauvage et hardie, avec des traits où se combine la physionomie dure du Peau-Rouge et le type noble et arrêté de la race anglo-saxonne, précipite de toute sa force le mouvement du monde en tournant le dos à l’Europe, qu’elle regarde du coin de l’œil, de l’air d’un enfant révolté. Quant à l’Afrique, crépue et encore enchaînée, elle porte son fardeau machinalement comme une esclave robuste et docile, tandis que l’Amérique, sa voisine, pose le pied sur la chaîne rivée à sa cheville en signe de servage et de sujétion. Toutes ces attitudes sont fort belles, fort expressives, fort habilement graduées, et elles forment un ensemble des plus harmonieux. C’est là une œuvre importante, une des meilleures de M. Carpeaux, et pour laquelle nous ne nous expliquons guère l’apparente indifférence du public.

Préfère-t-on par hasard les quatre parties du monde de M. Thomas ? C’est à peu près le même sujet conçu d’une façon bien différente. Ces quatre statues de bois, surchargées d’accessoires et exécutées dans le style Louis XIV, sont destinées à orner la banque de Toulouse. Elles sont au repos, et sans autre lien les unes avec les autres que l’unité du style et une certaine solennité de convention. L’Europe est représentée sous les traits d’une guerrière au type grec, cuirassée, casquée, drapée pompeusement, une main sur la poignée de son glaive, tenant de l’autre un bâton de commandement. L’Asie est une Orientale au type persan, la tête ceinte d’un turban, le croissant à la main, le yatagan à la ceinture, et les jambes flottant dans de larges pantalons serrés au genou. L’Afrique, qui est peut-être la meilleure figure du groupe, est à moitié nue, avec une peau de bête jetée sur l’épaule, une corne d’éléphant dans une main, une corbeille de fruits dans l’autre. L’Amérique enfin est une Peau-Rouge, type d’aigle, ceinte de plumes et le carquois à la main. Tous ces morceaux ont de la valeur, ils sont conçus avec intelligence, et le style en est bien observé ; mais combien M. Carpeaux en dit plus avec ses figures nues que M. Thomas avec ses attributs si consciencieusement étudiés ! Non, jamais les symboles ne vaudront le mouvement, les attitudes et les expressions de la vie. Jamais un art de convention et de commande, empruntant les formes consacrées, ne vaudra les libres trouvailles d’un art indépendant, qui se fait lui-même une expression nouvelle pour chacune de ses pensées.

M. Falguière n’a pas, plus que M. Carpeaux, besoin d’être présenté au lecteur. Depuis le succès si franc et si unanime de son jeune vainqueur au combat de coqs, il a marqué sa place au premier rang de l’école française, et il n’est pas homme à s’en laisser choir. Il expose une Ophélie qui n’est que la reproduction en marbre d’une