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Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 100.djvu/870

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cependant ceux qui inspirent le moins de pitié. À cinquante-huit ans, marié, père d’un fils qui aurait pu être son rival, Goethe devient amoureux d’une toute jeune fille nommée Minna Herzlieb, qu’il avait connue à Iéna chez le libraire Frommann, dont il voyait d’année en année croître les grâces et se former l’intelligence. « Gentille petite enfant, lui dit-il dans un de ces sonnets qu’il compose pour elle seule et que Bettina Brentano s’attribue faussement l’honneur d’avoir inspirés, tu sautais avec moi bien souvent à travers les champs et les prairies, pendant les matinées de printemps. Que ne puis-je, me disais-je alors, avec de tendres soins, bénir comme père une fillette telle que toi, et lui bâtir une maison ! Lorsque tu commenças à observer le monde, ton plaisir fut le soin du ménage. Ah ! si j’avais une telle sœur, me disais-je, je serais heureux ! Comme je pourrais avoir confiance en elle, comme elle pourrait se fier à moi ! Maintenant rien ne peut plus arrêter sa belle croissance ; je sens dans mon cœur les brûlans orages de l’amour. La serrerai-je dans mes bras pour apaiser mes douleurs ? » Une si étrange passion fut-elle payée de retour ? Minna Herzlieb put-elle aimer Goethe autrement qu’on aime un père ? Aucune biographie du poète ne répond et ne pouvait répondre à cette question. La délicatesse du sujet exigeait qu’on n’en parlât qu’avec une extrême réserve. On sait seulement que l’amour de Goethe se découvrit, que ses amis s’en aperçurent et en furent attristés, que le libraire Frommann se crut même obligé, pour arrêter les progrès du mal, d’envoyer la jeune fille en pension. Si l’on veut connaître en détail l’histoire intime de cette passion sexagénaire, c’est à Goethe lui-même, c’est aux Affinités électives qu’il faut en demander le secret.

Aucune des œuvres de Goethe ne nous parle plus constamment de lui, ne nous fait pénétrer plus avant au fond de sa pensée. À deux reprises différentes, il disait à Eckermann : Les Affinités électives ne renferment pas une ligne qui ne soit un souvenir de ma propre vie. » Il est vrai qu’il atténuait aussitôt la valeur de cette confidence en ajoutant : « Il n’y a pas une ligne qui en soit une reproduction exacte. » Le travail difficile qui s’impose à nous sera donc de démêler la vérité de la fiction ; si on ne l’entreprenait, il manquerait un chapitre à la biographie de Goethe, et le sens profond d’une de ses œuvres échapperait au public. Quiconque lirait les Affinités électives sans savoir que Goethe y exprime des sentimens intimes et personnels, y raconte une des crises les plus douloureuses de sa vie, s’exposerait à ne point comprendre l’énigme un peu obscure du roman ; en se plaçant au contraire au point de vue biographique, on s’intéressera davantage à cette production singulière,