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Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 100.djvu/882

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ressemblances entre le caractère fantasque de Luciane et celui de Bettina Brentano ? Goethe indique bien nettement sa préférence pour Ottilie, et rend à Minna Herzlieb un délicat hommage en opposant sa pudique réserve à la coquetterie provocante de Luciane. « Quoique très simplement vêtue, dit-il, Ottilie était toujours la plus belle, du moins aux yeux des hommes ; un doux attrait les assemblait tous autour d’elle. »

Le jeune architecte si épris de son art et d’un caractère si noble, qui paraît nourrir en secret pour Ottilie une affection sans espérance, appartient comme Luciane à la liste des relations de Goethe. C’est, dit-on, Engelhardt de Cassel qui lui servit de modèle. Lui-même rapporte ce bruit dans ses Annales et semble l’accepter en ne le démentant point. Le voyageur anglais et l’instituteur d’Ottilie paraissent aussi des types observés d’après nature.

Par de longs détours, ces différens personnages nous ramènent en général au même point, à l’analyse de la situation morale d’Ottilie, qui devient l’intérêt principal de la seconde partie du roman. On dirait que l’écrivain retarde à dessein le dénoûment et prolonge son œuvre pour ne pas se détacher trop tôt d’une figure aimée. Ainsi qu’il nous le dit lui-même, « sa profonde blessure craint de se fermer, son cœur passionné a peur de guérir. » La multiplicité des événemens n’est pour lui qu’une occasion de revenir par des routes diverses à son sujet favori. Quel motif attachant pour un moraliste tel que Goethe, pour un observateur aussi pénétrant de la nature humaine, que l’étude d’une âme féminine, surtout lorsqu’il s’y mêle une émotion amoureuse ! Frappée dans ses espérances, atteinte au plus profond de son cœur, Ottilie a cessé de lutter, mais non de souffrir ; une chaste résignation a remplacé chez elle les agitations de l’amour. Loin de celui qu’elle aime, elle continue à penser à lui, mais sans espoir et sans désirs, dans un recueillement silencieux où se révèle la pureté de ses sentimens. Elle se dépouille par vertu de toute convoitise personnelle et sacrifie son bonheur à celui d’un autre. L’enfant qu’elle voit grandir sous ses yeux, qu’elle élève elle-même et qu’elle porte fréquemment dans ses bras, lui rappelle avec les liens sacrés d’Édouard et de Charlotte ce qu’elle doit à chacun d’eux. Elle arrive ainsi à l’idée de l’abnégation, du renoncement absolu. Elle ne pense plus à elle-même, elle ne pense plus qu’à Édouard. Pourvu que son ami soit heureux, elle se sent capable, non de l’oublier, encore moins d’en aimer un autre, mais de vivre sans lui dans la solitude. Cet isolement même ne la sépare pas tout à fait de celui qu’elle aime ; l’imagination rapproche les distances ; loin de lui, elle le voit, elle lui parle comme s’il était présent. Son rêve prolonge la réalité et lui en procure l’illusion.