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Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 100.djvu/937

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médecin. Ce que je dis, ce que je fis en ces huit mois, je ne l’ai jamais su, je ne le saurai jamais. Je m’éveillai comme d’un long sommeil, voilà tout ce que je puis affirmer.

Deux mois au moins s’écoulèrent avant que le docteur jugeât prudent de répondre à mes questions. Le brick avait jeté l’ancre, comme je le supposais, près d’une partie de la côte assez déserte pour que les Espagnols fussent à peu près sûrs de n’être pas dérangés dans leur œuvre criminelle sous les auspices de la nuit. Le secours était venu non point du rivage, mais bien de la mer. Un navire américain surpris au large par le calme avait aperçu le brick au lever du soleil, et le capitaine ayant du temps à lui par suite du calme, voyant d’ailleurs un navire ancré à une place où aucun navire n’avait de raison d’être, avait dépêché un de ses canots pour éclaircir la chose. Son second était chargé du rapport. Ce que virent le second et les hommes qui l’accompagnaient à bord du navire abandonné fut un petit rayon de lumière à travers une fente du panneau d’écoutille. La flamme n’était plus qu’à un fil de distance de la corde à feu quand il descendit dans la cale, et, s’il n’avait pas eu la présence d’esprit de couper cette corde en deux avec son couteau avant de toucher à la chandelle, lui et ses hommes auraient bien pu sauter avec le brick en même temps que moi-même. La corde s’enflamma et cracha du feu lorsqu’il éteignit la chandelle, mais toute communication avec le baril de poudre était coupée, sans quoi, Dieu sait ce qui serait arrivé !

Je n’ai jamais eu de renseignemens sur la goélette espagnole et le pilote. Quant au brick, les Yankees l’emmenèrent avec moi à la Trinité, où ils réclamèrent le prix du sauvetage, qu’on ne leur marchanda pas, j’espère. Je fus déposé à terre dans l’état où l’on m’avait trouvé, c’est-à-dire sans connaissance, mais rappelez-vous, s’il vous plaît, qu’il y avait longtemps de cela lorsque je m’éveillai, et croyez-en ma parole qu’on me renvoya guéri. Dieu vous bénisse, je suis bien portant aujourd’hui, comme chacun peut le voir ; seulement cela me remue un peu de raconter mon histoire, mesdames et messieurs,… un peu. Voilà tout.


Wilkie Collins.