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Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 1.djvu/141

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des lieux saints s’était montré mécontent des dispositions de la Russie, prenait-il soin de manifester sa confiance dans la modération du tsar, précisément afin de lui faciliter le changement de ligne qu’il croyait possible et qu’il souhaitait si vivement. Le cabinet de Saint-James au contraire, après avoir d’abord su mauvais gré à la France d’avoir réveillé la question d’Orient par des défiances exagérées, avait reconnu la justesse de nos appréciations et la loyauté de notre conduite. Voilà comment l’Autriche, sans se séparer de nous, résistait à nos instances, tandis que l’Angleterre, surtout avec lord Palmerston, se rapprochait de plus en plus de notre manière de voir et d’agir. Le roi de Prusse savait tout cela ; or tels étaient ses sentimens à l’égard de la France qu’il suffisait à l’Angleterre de se rapprocher de nous pour encourir les reproches amers de Frédéric-Guillaume. Ainsi s’expliquent ces paroles : « à Londres, on est tombé au niveau de la politique autrichienne de ce temps-là, tandis que l’Autriche s’est élevée à la générosité de vues qui inspirait alors l’Angleterre. » Quand Frédéric-Guillaume ajoute : « Je vais résolûment avec les généreux, » c’est comme s’il disait : Je vais résolûment avec ceux qui ont foi dans la modération du tsar.

On sait quel brusque démenti fut infligé à la confiance calculée de M. de Buol et à la confiance aveugle de Frédéric-Guillaume. La lettre qu’on vient de lire est du 28 juin 1853 ; trois jours auparavant, le tsar avait donné au prince Gortchakof, commandant des troupes russes, l’ordre de pénétrer dans les principautés. Le tsar avait beau dire en son manifeste du 26 juin ; « Notre intention n’est point de commencer la guerre, nous voulons seulement avoir entre les mains un gage qui nous réponde du rétablissement de nos droits ; » lorsqu’on sut que le 2 juillet un corps d’armée russe, commandé par le général Dannenberg, avait pénétré dans la Valachie par Leova et dans la Moldavie par Skallaay, toute l’Europe comprit que c’était la guerre. La politique suivie par le gouvernement français était de plus en plus justifiée.

« Hier, au bal de la reine, — écrit Bunsen en ses mémoires à la date du 2 juillet 1853, — le baron Brunnow, ambassadeur de Russie, a annoncé la grande nouvelle au prince Albert et au corps diplomatique ; elle s’est répandue dans les salons avec la rapidité de l’éclair, et pendant toute la soirée elle a été presque le seul sujet des conversations. Le Rubicon est passé. Il ne reste plus que cette alternative : une conférence européenne ou la guerre. Tel était du moins le refrain des considérations que j’ai entendu émettre à ce sujet par les hommes d’état anglais de tous les partis. » Une conférence européenne ! mais il y faut un point de départ accepté par toutes les puissances ; or ce point de départ ne peut être que les traités signés par elles, traités qui ne permettaient pas à la Russie