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Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 1.djvu/154

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sadeur du roi, je devais considérer comme un devoir d’honneur de tenir à lord Clarendon un langage aussi ferme et aussi franc. C’est pourquoi je lui ai dit ce qui suit : il n’est ni politique ni amical d’exiger de la Prusse qu’elle déclare la guerre à la Russie sans lui marquer un but important à poursuivre, surtout sans lui garantir ces deux points : premièrement qu’à la conclusion définitive de la paix elle sera toujours couverte du côté du nord-est, où elle ne possède ni frontières ni moyens de défense, secondement que la prépondérance de la marine russe dans la Baltique sera pour jamais détruite. Dans l’esprit de mes instructions et dans le sentiment de l’honneur prussien, j’ai ajouté : La Prusse ne se laissera pas entraîner à cette guerre sans ces deux garanties.

« Lord Clarendon me dit qu’il ne s’attendait pas à ce langage, car c’était dans l’intérêt de l’indépendance de l’Europe qu’on demandait à la Prusse de prendre les armes.

« Oui, ai-je répondu, cela est facile à dire de la Tamise, de Paris, des Carpathes ; mais pour que la Prusse ait le droit de demander de si grands sacrifices à la nation, il faut un grand objet d’intérêt national ou tout au moins les deux garanties que j’ai indiquées. Ni de ce grand objet ni de ces garanties, on n’a dit un seul mot à Berlin jusqu’au 1er mars 1854. La convention même ne parle que de l’évacuation des principautés et de la renonciation au protectorat de l’église grecque.

« Je suis persuadé que c’est ce ton-là seulement qui réussit à Londres, et j’ai lieu d’espérer que mon argumentation sera chaleureusement soutenue aujourd’hui même au conseil des ministres.

« 4 mars, dans la soirée. — Par suite de ma conversation de ce matin, lord Clarendon a eu une conférence avec l’ambassadeur français. Celui-ci s’est complètement déclaré pour ma proposition, et l’a soutenue à l’aide d’une dépêche envoyée de Berlin le 2 de ce mois qu’un courrier venait précisément de lui apporter de Paris. En conséquence, le conseil des ministres a décidé les deux points qui étaient l’objet de ma demande : 1o la flotte sera dans la mer Baltique avant le 1er avril, et elle y restera ; 2o dès que la convention sera signée, le premier acte des quatre plénipotentiaires sera de proclamer que le but de la guerre est de détruire la prépondérance de la Russie, et de déclarer en même temps que l’intérêt de la Prusse, à savoir de posséder une frontière sûre au nord et à l’est, est un intérêt dont toute l’Europe se rend solidaire[1]. »

Voilà des ouvertures toutes nouvelles. Peut-être y trouvera-t-on le germe d’une négociation qui rattachera la Prusse à l’Occident. Déjà l’Angleterre et la France s’y prêtent de tout cœur. C’est une affaire à mener habilement, rapidement. En attendant le succès,

  1. Mémoires de Bunsen, édition allemande, t. III, p. 353.