Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 1.djvu/257

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

supérieur à moi ! Je n’avais pour moi que mon âge et ma figure : puisqu’il s’est contenté de si peu de chose, c’est qu’il a un grand cœur ; mais je comprends que je vous paraisse sotte, à vous qui ne me devez pas d’indulgence. Heureusement la sienne est inépuisable, et vous pourrez faire briller mon incapacité devant lui. Cela m’est égal, il ne m’en aimera que mieux.

Je sentis que j’avais été absurde et que je l’étais encore, car je ne pouvais ni expliquer ni excuser le mauvais ton de mes remarques désobligeantes. Je crus comprendre que ma logique était froissée par un désaccord frappant entre le charme physique qu’exhalait cette jeune femme et le peu de souci qu’elle prenait de plaire à l’esprit. Elle me faisait l’effet d’une odalisque rieuse et joueuse, privée du sens de la réflexion. Je me promis de ne plus ressentir ce charme qui apparemment m’avait ressaisi en la retrouvant si affable, afin de n’être plus irrité par l’absence de tact et de mesure.

Dès les premières heures de notre association, je vis qu’il me serait très facile d’isoler ma vie de la sienne. Sir Richard arriva et, charmé de me voir, m’embrassa paternellement, puis il sortit avec moi, et nous ne rentrâmes que pour dîner ensemble à l’hôtel. Mme Brudnel prenait ordinairement ses repas seule et à d’autres heures. Après le dîner, nous eûmes un cigare à fumer et une heure de causerie. Sir Richard prenait le café, puis tout aussitôt une bouteille de vin de Bordeaux qu’il dégustait lentement ; mais il n’allait jamais au-delà, voulant, disait-il, tenir le milieu entre les habitudes de la France et celles de son pays. Une heure juste après le dîner, sa montre consultée, il se levait et sortait. — À présent, me dit-il, vous êtes libre. Je ne vous demande que de demeurer toujours dans la même maison que nous, — votre chambre y sera toujours retenue, — et de prendre vos repas avec moi. Quand ma femme voudra en être, elle vous invitera elle-même. Tant que nous nous portons bien, elle et moi, votre temps vous appartient ; tout celui que vous nous accorderez vous sera compté comme une preuve d’amitié.

Cet arrangement me convenait fort. Seulement je me faisais scrupule de gagner si facilement mes honoraires, et je crus devoir le dire. — Ne vous tourmentez point, me répondit sir Richard. Si vous me quittiez, je chercherais aussitôt à vous remplacer, et je ne trouverais pas aussi bien ; vous voyez que je n’y gagnerais pas.

Le lendemain, nous nous retrouvâmes tête à tête à déjeuner. Il s’agissait de se remettre en route, et sir Richard voulait me consulter. Il faisait encore chaud, il avait envie de passer l’automne dans les Alpes, l’hiver en Italie. Je ne vis pas d’objection à lui faire. Nous prîmes la mer à Port-Vendres le soir même à destination de Gênes, d’où nous devions nous rendre au Lac-Majeur. Je ne revis