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Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 1.djvu/272

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étiez pressée de vous perdre. À présent relevez-vous, ma pauvre enfant, si, comme je le crois, vous valez mieux que cela. Je suis un honnête homme, et nullement amoureux de vous ; j’ai voulu faire une bonne action. Je ne suis pas un saint, j’ai peut-être à expier des péchés de jeunesse. L’expiation m’est facile, je suis riche. Je vous traiterai donc comme ma fille d’adoption, si vous vous en montrez digne. J’ai voulu d’abord vous marier avec celui qui vous a compromise, et je comptais vous assurer des moyens d’existence. Si je ne l’ai pas fait savoir à votre séducteur, c’est parce que je voulais l’éprouver.

« — Ah ! m’écriai-je, c’est un infâme, un misérable !

« — Peut-être oui, peut-être non ; mieux vaut croire que c’est un enfant irréfléchi, sans principes, sans conscience du bien et du mal, obéissant à l’instinct, au premier mouvement… comme vous, ma chère ! Sans doute il est sans ressources, et ne se soucie pas de connaître la misère avec une femme aussi pauvre que lui. L’épreuve est faite, pourtant elle n’est pas décisive. Qui sait s’il ne se met pas en mesure de rapporter lui-même la réponse ? Donnons-lui un mois, deux, si vous voulez ; mais après ce délai il faudra avoir le courage de renoncer à lui sans faiblesse.

« Nous n’eûmes pas si longtemps à attendre. Deux jours plus tard, M. Brudnel recevait une lettre de cet officier, que je me rappelle mot pour mot. « Monsieur, j’allais me rendre à Madrid avec l’intention de réparer le tort que j’ai pu faire à Mlle Manoela. Je croyais la trouver avec son père, j’apprends qu’il est parti et que vous le remplacez ; ceci est fort suspect à mes yeux, et, pour toute sorte de raisons qu’il vaut mieux ne pas écrire, mais que vous comprenez de reste, je me retire de ma poursuite et renonce au devoir que je comptais accomplir. »

« — Ceci, me dit M. Brudnel, est la défaite outrageante d’un homme qui veut mettre la honte de mon côté et du vôtre. Allons, ma pauvre enfant, êtes-vous guérie de cet amour si mal placé ?

« — Oh certes ! répondis-je, mais je ne guérirai jamais de la honte de ma folie !

« — Il faut l’oublier, commencer une vie nouvelle, redevenir digne de l’affection d’un honnête homme. Je ne puis m’occuper de vous directement ; j’ai une vie trop errante. Sans famille, je m’ennuie un peu partout. D’ailleurs, vous voyez, vous seriez soupçonnée, et je ne vous ai pas sauvée pour vous perdre. Je vais vous conduire en France ou en Angleterre pour vous mettre dans une famille honorable ou dans une bonne institution, et plus tard, si vous vous conduisez bien, je m’occuperai paternellement de vous établir.

« Je tombai à ses genoux pour le remercier et le bénir. Il me releva vite, m’embrassa au front et se retira précipitamment.