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Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 1.djvu/335

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d’y amener sa femme. Celle-ci n’osa nier la divinité du document, auquel la faiblesse et la passion humaines, pensait-elle, l’empêchaient peut-être de se soumettre ; mais le spectre odieux de la polygamie chassa le sommeil de son chevet, la rendit irritable et violente, lui fit haïr jusqu’au nom de l’homme et presque regretter d’avoir des enfans, car sa fille pourrait souffrir un jour ce qu’elle souffrait alors. La réaction vint pourtant ; elle demanda pardon à Dieu et à son mari de l’horreur que lui inspirait « le mariage céleste, » elle s’efforça de croire que le soin du salut devait faire taire les jalousies de l’amour et les révoltes de l’orgueil ; elle accepta, comptant sur l’aide de Dieu, de répandre la doctrine qu’elle haïssait parmi les nouvelles converties. Sa tâche était rude : enseigner à des femmes honnêtes et pénétrées de la dignité de leur sexe qu’il fallait partager leur mari avec d’autres épouses pour le temps et pour l’éternité, puisque la polygamie devait, selon la nouvelle loi, être en honneur au ciel comme sur la terre ! La première à laquelle l’apôtre en rébellion secrète démontra les prétendues beautés du système se trouva être une enfant gâtée, passionnément jalouse de ses droits. Elle fit un bond dès les premières paroles. « Quelle religion d’animaux ! » s’écria-t-elle. Quand elle sut que son mari, loin de la discuter, s’y soumettait sans peine, elle eut de violentes attaques de nerfs ; puis sa fureur s’éteignit dans la prière et dans les larmes. Il en fut ainsi pour presque toutes les femmes. Quelques-unes tombèrent malades, toutes restèrent fort insensibles à « l’exaltation » qu’on leur promettait dans le ciel, pourvu qu’elles donnassent des épouses à leurs maris. Mme Stenhouse faillit être mise en pièces par une mégère qui ne lui pardonnait pas d’avoir entraîné sa sœur dans des superstitions abominables. Ce fut bien pis quand l’ordre vint aux protestans de Suisse de partir pour « Sion. » Il n’est permis qu’aux vieillards et aux infirmes de mourir dans la servitude ; tous les autres doivent vendre ce qu’ils possèdent, abandonner le foyer de leurs ancêtres et gagner la terre promise. La première émigration se composait presque entièrement de bourgeois, dont l’obéissance fut mal récompensée. Ceux que les épreuves du voyage ne découragèrent pas en route périrent presque tous du choléra, qui faisait ravage entre Saint-Louis et les frontières (1853).

La nouvelle de ce désastre exaspéra leurs amis de Suisse, et ce ne fut pas sans peine que M. Stenhouse échappa aux vengeances dont on le menaçait. Il était resté trois années et demie en Suisse et y avait fait malgré les luttes du commencement de nombreux prosélytes. La fin de ses travaux fut de retourner dans la Nouvelle-Jérusalem avec sa femme et ses enfans. D’abord la famille se reposa quelques mois à Londres, où les abus dont elle fut témoin ne