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Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 1.djvu/354

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communauté intellectuelle dont Rome était le centre, et qui, pour l’Occident, fut l’une des plus favorables conditions de la civilisation. La Russie demeura comme un excommunié à la porte de la république chrétienne ; moralement comme physiquement, elle resta exilée aux frontières de l’Europe.

Le christianisme rapprocha par Constantinople la Russie de l’antiquité. Sous les grands kniazes de Kief, elle devint une sorte de colonie de Byzance ; ce fut ce qu’un de ses écrivains[1] appelle le premier de ses servages intellectuels. Les métropolitains russes étaient Grecs, les grands-princes se plaisaient à épouser des princesses grecques et à visiter le Bosphore ; les nombreuses écoles établies par Vladimir et Iaroslaf furent fondées par des Grecs sur le modèle byzantin. Pendant plus de deux siècles, Constantinople et sa fille entretinrent des relations étroites par le commerce, la religion, les arts. Byzance imprima aux mœurs, au caractère, au goût des Russes une marque encore appréciable sous l’empreinte tatare qui la vint recouvrir : peut-être même faut-il rapporter à la première beaucoup de ce qui d’ordinaire s’attribue à l’autre ; ni la domination mongole, ni la double chute de Constantinople ne rompirent les liens des deux peuples. Au milieu de leurs communs malheurs, ils restèrent attachés l’un à l’autre, et, grâce à la religion, des traces byzantines se laissent suivre à travers la période tatare jusqu’à l’enfance de Pierre le Grand.

Cette précoce intimité avec un empire en décadence menaçait d’une fâcheuse contagion le jeune empire russe. Le premier type de société que lui offrait la civilisation, c’était le bas-empire et l’autocratie, un état sans droits politiques, régi par l’omnipotence impériale à l’aide d’une hiérarchie de fonctionnaires. Ces leçons byzantines étaient alors corrigées par les relations de Kief avec les autres états de l’Europe. L’isolement où la géographie, la religion et plus tard le joug mongol condamnèrent la Russie était moindre qu’il ne le fut depuis. Le schisme encore indécis des deux églises ne les avait point amenées à l’hostilité où les conduisirent les croisades ; il ne mettait point encore obstacle au mariage entre les fidèles des deux rites. La Russie du xie siècle faisait partie du système politique de l’Europe. Par ses enfans, Iaroslaf, le fils et le continuateur de Vladimir, était allié au roi de France Henri Ier en même temps qu’aux empereurs d’Orient, aux souverains de Pologne, de Norvége et de Hongrie, à des princes d’Allemagne et au Saxon Harold, le rival de Guillaume le Conquérant. Appuyé sur la triple base du christianisme, de l’élément barbare et de l’influence de la seconde Rome, l’état de

  1. M. Kavéline, Muyly i zametki o rouskoï istorii.