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Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 1.djvu/578

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nistre d’Élisabeth, qui était un partisan de « la Saxonne, » bref, mener l’affaire du mariage comme une conspiration. Il fallait que, sans être attendue, sans être soupçonnée, à l’étonnement de l’Europe et de la Russie même, la fiancée apparût tout à coup à Saint-Pétersbourg.

Dans une lettre de décembre 1743, Brümmer, maréchal de palais et l’un des gouverneurs du grand-duc, fit pressentir à la princesse d’Anhalt l’honneur réservé à sa fille : « Par ordre exprès et spécial de sa majesté impériale, je dois vous insinuer, madame, que cette auguste impératrice souhaite que votre altesse, accompagnée de la princesse aînée sa fille, se rende au plus tôt possible et sans perdre de temps dans ce pays, à l’endroit où la cour impériale pourra se trouver. Votre altesse a trop de lumières pour ne point comprendre le véritable sens de l’empressement que sa majesté peut avoir de la voir bientôt ici, ainsi que la princesse sa fille. » C’était Jeanne-Élisabeth qui était alliée aux Romanof ; c’était donc à elle, et à elle seule, que s’adressait l’invitation. Les deux femmes devaient partir accompagnées d’un seul officier, d’une dame et de deux serviteurs ; le père naturellement était de trop dans le cortége. Le digne courtisan Brümmer l’insinue à son altesse avec toute sorte de ménagemens. « En même temps, écrit-il, notre incomparable souveraine m’a ordonné précisément d’avertir votre altesse que monseigneur le prince son époux ne soit absolument pas du voyage, sa majesté impériale ayant de très plausibles raisons pour le vouloir ainsi. » Brümmer joignait à son message une chose fort indispensable dans ces besoigneux intérieurs princiers, une traite de 10 000 roubles. C’était une sorte d’à-compte sur le prix du sang.

On pourrait croire que la princesse-mère se montra surprise d’une si brusque proposition, un peu froissée de la brièveté de ce délai et de la singularité de ces conditions ; au contraire, elle ne trouva que des paroles de reconnaissance pour Brümmer et pour le roi de Prusse, qui lui annonçait au même temps « la fortune non commune » qu’il destinait à sa fille. Elle le proclamait bien haut : « ceci était un coup de la Providence. » La perspective d’un voyage effrayant par de mauvaises routes et par la rigueur de l’hiver ne l’intimidait point. Pour dérouter les conjectures, elle feignit d’aller tout simplement à Stettin, résidence ordinaire de son mari. De Stettin, elle pourrait traverser la Prusse et même arriver à la frontière russe sans donner l’éveil ; à partir de ce moment, il suffirait de dire, suivant les sages conseils de Brümmer, « que le devoir et la politesse exigeaient d’elle qu’elle fît un tour en Russie, tant pour remercier sa majesté impériale de son éclatante bonté que pour voir la plus accomplie de toutes les princesses de la terre. » Quant à Christian-Auguste, il se contenta de communiquer à son épouse le fruit de son