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Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 5.djvu/127

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on aura pris toutes les précautions nécessaires pour que l’eau ne pénètre pas dans la cale. L’eau qui gagne les parties basses du navire, c’est le sang qui s’écoule des veines d’un combattant. Il n’est rien de plus lamentable que de voir un navire perdre ainsi ses forces. Le calfat, qui sonde constamment les pompes, ne doit transmettre qu’à voix basse et à l’oreille du capitaine seul les progrès que l’eau fait sur ses engins. Le calfat n’a qu’un jour, mais ce jour-là il est le second personnage du navire. Il existe un secret entre le capitaine et lui. Quand, après avoir lutté pour ainsi dire corps à corps avec la mer, qui s’infiltre lentement pour tout envahir, il a réussi à faire baisser l’ennemi de quelques lignes, son impassibilité habituelle n’y résiste pas ; un sourire de triomphe illumine ses traits et avertit le capitaine avant qu’il ait parlé ; puis le calfat, l’honnête et modeste calfat, rentre dans son mutisme, il rentre aussi jusqu’à un certain point dans son obscurité. La lutte est ailleurs, elle est sur le pont, où le capitaine, debout près du compas, suit les variations graduelles de la brise. Le vent accomplit son cycle en grondant, paraissant parfois se calmer et tout à coup rugissant de plus belle. Battue, fouettée dans tous les sens, la mer ne se déroule plus en larges volutes ; elle se dresse en pyramides qui viennent l’une après l’autre donner l’assaut au navire. Tout a un terme cependant. La furie de l’ouragan s’épuise, le vent regagne peu à peu son poste accoutumé, et la sérénité reparaît dans le ciel.

Les vents alizés, par leur constance, auraient pu devenir un obstacle aux communications des peuples. Favorables pour une traversée, ils auraient rendu l’autre interminable. On s’explique fort bien sur ce point les inquiétudes des compagnons de Christophe Colomb. Cet illuminé, ce rêveur qui entraînait ses pilotes et ses capitaines vers un but chimérique, qui leur promettait les rivages de la Chine lorsqu’à partir des îles Canaries ils auraient parcouru 700 ou 800 lieues, les eût promenés sur les mers pendant 3,000 ou 4,000 lieues encore, si le Nouveau-Monde ne se fût trouvé sur sa route. Ne pouvait-il se faire de semblables illusions sur la possibilité de remonter autrement que par un éternel louvoyage la pente que ses trois caravelles descendaient avec une facilité alarmante ? Si Colomb compta retrouver les vents variables en s’élevant de nouveau vers le nord, il ne devait certes pas attendre le secours inespéré que lui apporta !e courant du gulf-stream. On serait donc vraiment tenté de croire que la Providence favorisa de quelque communication mystérieuse ce nouvel Énée, dont la foi plus encore que la science chercha et découvrit aussi une Italie. Emporté par son ardent désir d’amasser des trésors pour solder une nouvelle croisade et pour délivrer les âmes du purgatoire, Colomb n’avait probablement pas calculé de