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Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 5.djvu/179

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toutes les consciences, si bien qu’en matière de guerre il est permis de nos jours de faire appel au droit public. De leur côté, nos tribunaux ont proclamé certaines règles avec une grande fermeté et les ont posées comme les premiers pilotis du nouvel édifice à élever sur les terrains fuyans du droit international. C’est bien le moins que nous ayons une jurisprudence de la guerre ! L’ennemi, par l’occupation militaire du territoire, acquiert-il sur les domaines de l’état envahi un droit tel qu’il puisse en disposer ? Le gouvernement prussien, en possession des forêts domaniales des départemens de la Meuse et de la Meurthe, y avait coupé 15,000 pieds de chênes plus que séculaires qu’il vendit à un banquier juif de Berlin. L’enlèvement était difficile et coûteux ; le banquier céda son marché à un habitant de Nancy, qui, mis en demeure d’exécuter la convention, en fit ressortir la nullité. La cour de Nancy et après elle la cour de cassation décident que l’occupation ne confère à l’ennemi que la jouissance provisoire des biens qu’il détient à la place du propriétaire ; s’il peut en conserver le produit, il ne peut en disposer en maître. Or, vendre une forêt, c’est disposer de la propriété elle-même. La vente fut annulée. « À cet égard, dit la cour de Nancy dans un remarquable arrêt du 3 août 1872, le droit international, bien plus que le droit civil, pose des règles inspirées par la conscience publique, et dont il appartient à la magistrature, en les appliquant sans faiblesse, d’assurer la diffusion et le succès ; il s’agit, non de méconnaître le droit du vainqueur, mais de le maintenir dans les limites que lui assignent les précédens, l’usage, la raison et la justice. » La Prusse aurait été fort en peine de récuser l’autorité de cette décision, que la cour de Nancy avait soin de baser sur l’opinion d’un auteur français, M. le conseiller Morin lui-même, et de deux professeurs distingués de l’école allemande, Bluntschli et Heffter. À propos de bestiaux volés par les soldats prussiens dans une ferme du département de Seine-et-Marne, le tribunal civil de la Seine saisissait à son tour l’occasion de mettre en relief cette autre règle, « que le belligérant, sur le territoire ennemi, n’a pas le droit de s’emparer des biens des particuliers, — que ce principe, contraire au droit ancien, et qui doit avoir pour effet de rendre les guerres moins désastreuses, recevait dans l’espèce son application[1]. » Par ce dernier trait, le tribunal de la Seine a marqué avec une grande justesse la révolution profonde qui s’est accomplie dans les idées en cette matière. Le droit absolu du vainqueur tel que l’entendaient les peuples anciens, tel que voudraient l’entendre certains conquérans modernes, a disparu avec tant d’autres

  1. Jugement du 11 décembre 1872, présidence de M. Glandaz.